Décès d’une éditrice d’exception : Christiane Tricoit

De “Gabao” au Mou­lin de Trillo

Chris­tiane Tri­coit vient de dis­pa­raître. Sa place res­tera vide. Edi­trice de “Pas­sages d’Encre” à la fois superbe revue et mai­son d’édition, celle qui fut aussi une poé­tesse émi­nente après avoir été long­temps cor­rec­trice au “Monde” n’a jamais pro­fité de sa posi­tion. Les pages “Livres” du quo­ti­dien ont “super­be­ment” occulté son tra­vail. Cela tient d’un scan­dale tant le jour­nal s’est fendu de copi­nages autre­ment com­pro­met­tants. Mais à la tête du pôle lit­té­raire Josyane Savi­gneau la méprisa outra­geu­se­ment.
L’éditrice aura pour­tant ouverte bien des portes. Autant celle de la lit­té­ra­ture his­pa­nique et sud-américaine qu’aux lit­té­ra­tures avan­cées : poé­sie numé­rique ou celle des “pures don­nées” qu’elle défen­dit dans les numé­ros 33 et 40 de sa revue. Fidèle en ami­tiés, elle a per­mis l’éclosion de bien des auteurs et artistes : Louis-Michel Vaul­chier, Phi­lippe Cas­tel­lin, Claire Nicole, Eve­lyn Ger­baud, Yves Bou­dier, Pietr Lin­cken, Piero Sal­zua­rulo et com­bien d’autres.

En dehors des voies royales ger­ma­no­pra­tines, elle est res­tée l’animatrice occul­tée de l’art et de la lit­té­ra­ture. Elle aura défendu des livres de chair et des paroles suf­fo­quées de “cor­res­pon­dants clan­des­tins”, de deve­nants plus que des reve­nants. Elle arra­cha la lit­té­ra­ture à ses ron­ron­ne­ments en rêvant d’atteindre une sorte d’idéal col­lec­tif. Tout son tra­vail s’enfonce dans l’immémorial au sein de for­mats et formes qui dépendent d’abord de che­mins inté­rieurs.
Sa revue res­tera une des plus belles revues contem­po­raines. Tout dans ce qu’elle défen­dit ébran­lera encore  l’être sur ses bases, ses fon­de­ments et croyances. Elle aura per­mis l’exploration des états vacillants et tou­jours mena­cés de l’être — soit inté­rieu­re­ment soit par les condi­tions sociales et politiques.

Chris­tiane Tri­coit n’aurait a priori pas dû être artiste et poète : elle était trop intel­li­gente pour cela. Néan­moins, son œuvre se consti­tue autour d’une suite d’ouvertures et d’anéantissements, d’affirmations liées à la néga­tion. Elle répon­dit à l’appel inouï que le réel adresse et n’eut cesse de pro­vo­quer des consi­dé­ra­tions nou­velles de la re-présentation du corps et du monde.
Dans sa quête per­son­nelle, Chris­tiane Tri­coit s’orienta tou­jours vers les lieux où les bar­rières du moi cèdent. Dans ses pho­to­gra­phies (de New-York par exemple), elle retira la robe des appa­rences. Et tan­dis que dans sa revue un feuilleté théo­rique se super­pose à la pra­tique en des textes qui dénoncent l’écart irré­duc­tible qui sépare l’homme du réel, dans son approche intime sur­git quelque chose de plus pri­mi­tif, violent et poétique.

Tout son tra­vail a su déga­ger le men­tal et le regard de l’étau méta­phy­sique. Elle apprit que poser le regard sur le monde, ce n’est pas impo­ser le sens au signe mais perdre l’un dans l’autre comme la lumière dans l’obscur. Et ce, jusqu’à la dilu­tion de leur rap­port en ce point d’ “illi­si­bi­lité” où l’apparition est sur­gis­se­ment incons­cient du tout autre. La créa­trice est donc res­tée au cœur des inter­ro­ga­tions du temps et de l’être humain pour pro­po­ser des dimen­sions cri­tiques. Amie des plus grands écri­vains de l’époque (Faye, Mon­tel par exemple), elle trouva un moyen de for­cer des pas­sages et de dépla­cer les lignes.
L’intensité de son approche tint sou­vent de la réité­ra­tion d’images simples (mais la plus simple image n’est jamais simple) recher­chées pour leur force par­ti­cu­lière : angoisse, rire, larmes, “ consu­ma­tion ”, jeux des contrastes, des para­doxes ou autres oxy­mores. Notre pen­sée l’accompagne au moment où elle rejoint peut-être ce “Gabao” où elle vécut. Elle va aussi vers Fra­ter, son com­pa­gnon de toujours.

jean-paul gavard-perret

6 Comments

Filed under Chapeau bas, Poésie

6 Responses to Décès d’une éditrice d’exception : Christiane Tricoit

  1. Carreira Anne Marie

    Tou­chant hom­mage
    sûre­ment bien mérité. Paix à son âme .

  2. Breuning Liliane

    Chris­tiane Tri­coit n’aurait a priori pas dû être artiste et poète : elle était trop intel­li­gente pour cela.“
    J’espère que vous plaisantez!!!

  3. Barral

    Merci Jean-Paul Gavard-Perret pour cet article si pré­cis et si intense à pro­pos des qua­li­tés et des com­pé­tences excep­tion­nelles de Chris­tiane Tri­coit dans le domaine de l’édition et de la lit­té­ra­ture. C’était quelqu’un d’extrêmement géné­reux, tou­jours prête à rap­pro­cher les gens, à les réunir : démarche rare et lumi­neuse, dans ce milieu lit­té­raire. J’aimais aussi beau­coup ses textes poé­tiques et nous avions un pro­jet de livre ensemble. L’Afrique ances­trale et son ima­gi­naire n’était jamais bien loin de cette dame pas­sion­née de livres et qui m’a plu­sieurs fois accueillie dans sa si belle revue “Pas­sage d’encres”.

  4. brosseur

    « Cor­rec­trice au Monde »
    Il est encore temps de rat­tra­per les « typos » :

    […] long­temps cor­rec­trice au “Monde” n”a jamais pro­fité […]
    apos­trophe«  ’ » à « n’a ».

    […]suf­fo­quées de « cor­res­pon­dants clan­des­tins”,[…]
    concor­dance des guille­mets ouvrant et fer­mant.
    concor­dance du type de guille­mets dans un texte.

    • admin

      bon­jour,
      il est tou­jours temps de bien faire en effet, sur­tout dans un texte qui se veut hom­mage.
      merci de votre lec­ture pré­cise, qui nous per­met de cor­ri­ger ces 2 fautes de ponc­tua­tion qui nous avaient échappé.
      la rédac­tion du litteraire.com

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