Corinne Hoex, Ma robe n’est pas froissée

En une cen­taine de pages, une nar­ra­trice évoque l’entreprise de décons­truc­tion our­die depuis son enfance par ses parents

La robe intacte ou l’atroce trinité

 

Une mai­son. Un sou­ve­nir loin­tain. Des médi­ca­ments — une ago­nie. Et des funé­railles. Un “je” par­lant à un “tu” : cela pour­rait être, tour­née en nar­ra­tion, une épître au père mort et adoré. Cette idée tient un peu. Pas long­temps. Au fil des “tu” à qui sont rame­nés maints sou­ve­nirs, maintes images, se des­sine le por­trait d’un père coer­ci­tif, rigide jusqu’à la froi­dure mar­mo­réenne — ter­rible. Mais qui pour­tant émeut la nar­ra­trice une fois fra­gi­lisé par la mala­die. Ce n’est que le pre­mier acte d’un drame qui en compte trois — au nom du père donc, puis de la mère, et du fiancé. Tous trois sont des tor­tion­naires : les parents imposent des règles strictes à leur fille — la nar­ra­trice — tout en niant son exis­tence même à coups de bri­mades morales et psy­cho­lo­giques per­ma­nentes, le fiancé la cogne. Entre rémi­nis­cences, ins­tants vécus, impres­sions res­sen­ties, rêves et espoirs, le récit est une suc­ces­sion de dou­leurs répon­dant à des cruau­tés assénées.

 

Depuis l’enfance la nar­ra­trice est une men­diante, tou­jours en quête d’un sou­rire, d’un regard, voire d’une puni­tion ou d’une gifle pour se sen­tir exis­ter un peu dans la pen­sée de son père ou de sa mère. Quant à son fiancé, il porte l’horreur à son comble : il la bat et la mas­sacre et jouit d’elle sans joie — des sévices qui n’ont pas même valeur de recon­nais­sance comme aurait pu l’avoir la répri­mande paren­tale. Ce récit tout entier est celui d’un abo­mi­nable déni d’amour ; un déni dont on sent que la nar­ra­trice ne se relève pas sinon par ce texte qui, avec ses blancs, ses méta­phores où s’opèrent de poé­tiques dis­so­lu­tions, est la parole enfin pro­non­cée, la vic­toire enfin rem­por­tée sur le long achar­ne­ment à nier. Une vic­toire au regard de ce qui a été subi mais pour­tant bien ténue : l’on ne voit pas qu’il y ait une once de plé­ni­tude exis­ten­tielle qui se pro­file — comme si la voie du mar­tyre n’était pas encore par­ve­nue à son terme : le père est mort, le fiancé envolé depuis long­temps mais reste la mère. Et la mer…

 

La vio­lence, psy­cho­lo­gique, morale, affec­tive, phy­sique, pénètre le lec­teur aussi pro­fon­dé­ment qu’une bruine têtue mouille jusqu’aux os. Cela frise par­fois l’insoutenable tant la néga­tion est pous­sée loin :
Ma mère n’a jamais eu envers l’enfant que j’ai été le plus petit élan, ni le moindre geste d’emportement. Elle ne m’a jamais punie. Jamais frap­pée. (… ) Sim­ple­ment elle ne me voyait pas.
Peu à peu s’impose la ques­tion “Com­ment est-il pos­sible d’endurer tout ça sans se rebel­ler ?” L’on songe à ces enfants mar­ty­ri­sés au-delà de l’imaginable par leurs propres parents et qui, pour­tant, mani­festent envers leurs bour­reaux un indé­fec­tible atta­che­ment. La force évo­ca­trice du texte est telle que s’établit insen­si­ble­ment une osmose entre le roman et les réfé­rences réelles que l’on porte en soi. Osmose insi­dieuse : si cet amal­game est la consé­quence, jus­te­ment, de la puis­sance du récit, il témoigne d’une atti­tude où se perd de vue que l’on est face à une œuvre lit­té­raire et non à un témoi­gnage — le livre est pro­posé comme un “roman”. L’on est donc confronté à un texte dont on ne doit pas ques­tion­ner la vrai­sem­blance mais uni­que­ment la cohé­rence interne. Ce n’est pas la confor­mité du récit à de quel­conques situa­tions réelles — ou ce qui l’en écarte — qui doit être regar­dée mais le tissu stric­te­ment littéraire.

De bout en bout des cha­pitres courts qui n’excèdent pas trois pages, des phrases courtes elles aussi pour la plu­part — mais dont quelques-unes s’étirent, s’allongent comme des vagues plus lentes que les autres traî­ne­raient sur la grève à marée des­cen­dante, par où s’immisce la poé­sie :
Un ins­tant, le désir m’est venu de pas­ser la main par la vitre, d’étirer le bras jusqu’à l’eau soyeuse, de l’effleurer du bout du doigt. Quelques secondes, j’ai cru qu’il suf­fi­rait de ce frô­le­ment pour qu’elle fré­misse comme une échine, par­cou­rue jusqu’à l’horizon d’un tres­saille­ment de plai­sir.
Les phrases simples réduites sou­vent à leur plus élé­men­taire ossa­ture — un mot, voire deux — ont une force rare. Quant à la chro­no­lo­gie du récit, elle est main­te­nue dans le flou : cer­tains pas­sages sont au pré­sent, d’autres au passé, ou au condi­tion­nel mais il demeure dif­fi­cile de pla­cer les uns par rap­port aux autres les divers évé­ne­ments relatés.

Par son thème autant que par sa forme, ce récit est pain bénit pour qui­conque aime à pas­ser au crible des théo­ries freu­diennes la lit­té­ra­ture : il s’emparera avec jubi­la­tion du “tu” d’adresse auquel seul le père a droit, et d’autres constats comme ceux-ci : le père seul meurt — ce décès per­met visi­ble­ment l’éclosion du récit ; l’omniprésence de la mer, le rôle de la mère, qui sur­vit au père… Puis il y a les rêves rap­por­tés — le lec­teur se mue, sans pré­mé­di­ta­tion et dans le mou­ve­ment natu­rel de sa lec­ture, en ana­lyste de songes. D’autres motifs sont aussi bons grains à moudre : l’étape de la puberté, la manie d’accumulation com­pul­sive de la mère, que l’on retrouve, légè­re­ment dif­fé­rente, chez la fille. Sont éga­le­ment signi­fi­ca­tives la manière dont les per­son­nages existent lit­té­rai­re­ment par­lant : pas de pré­noms pour le père, la mère ou le fiancé ni pour la nar­ra­trice ; et des des­crip­tions phy­siques rame­nées à ce qu’elles peuvent expri­mer du com­por­te­ment, du carac­tère — les tailleurs stricts de la mère et ses yeux si bleus. Des pierres dures. Ce sont des per­son­nages déper­son­na­li­sés, réduits à leurs atti­tudes névro­tiques — qu’ils soient vic­times ou bour­reaux. Rien, autour d’eux, qui fasse rem­part entre le lec­teur et la vio­lence qu’ils subissent ou infligent.

Ce roman, sous sa min­ceur, bou­le­verse parce que sa sim­pli­cité for­melle et la façon dont l’écriture par endroits blan­chit et s’abrase per­mettent à la vio­lence de sourdre toute nue des pages ; parce que la struc­ture, en cha­pitres courts où fusionnent sou­vent ins­tants vécus, sou­ve­nirs, cau­che­mars et attentes déses­pé­rées, mime avec une jus­tesse aiguë la décons­truc­tion morale que subit la nar­ra­trice, et la confu­sion de sen­ti­ments qui la broie.
En une petite cen­taine de pages, par­cou­rues de creux nar­ra­tifs que l’on sent être la trans­po­si­tion des vacui­tés affec­tives qui hantent la nar­ra­trice, Corinne Hoex a condensé un récit impres­sion­nant — et terrifiant.

isa­belle roche

   
 

Corinne Hoex, Ma robe n’est pas frois­sée, Les Impres­sions nou­velles coll. “Tra­verses”, jan­vier 2008, 112 p. — 12,00 €.

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