Renée est concierge d’un immeuble bourgeois du 7e arodissement de Paris. Mais plus lettrée que la plupart des occupants
Marx change totalement ma vision du monde : tels sont les mots qui ouvrent ce roman. On se dit alors que l’ouvrage ne sera qu’une suite de réflexions philosophiques sur l’idéologie allemande, Marx n’étant que le premier à passer sur le grill. Mais il n’en est rien. Et heureusement. Dès les premières lignes du chapitre suivant, le décor est posé ; il devient évident que l’histoire ne manquera pas de surprendre. Le personnage principal est la concierge d’un immeuble très cossu d’un des plus beaux arrondissements de Paris. Et la manière dont elle se décrit elle-même dresse un personnage original et atypique :
Je m’appelle Renée, j’ai 54 ans et je suis la concierge du 7 rue de Grenelle, un immeuble bourgeois. Je suis veuve, petite, laide, grassouillette, j’ai des oignons aux pieds et, à en croire certains matins auto-incommodants, une haleine de mammouth. Mais surtout, je suis si conforme à l’image que l’on se fait des concierges qu’il ne viendrait à l’idée de personne que je suis plus lettrée que tous ces riches suffisants.
Mais loin de se contenter des “pensées du jour” d’une concierge dont la vie tourne autour de celle de “ses locataires”, le roman brosse d’autres personnages hors du commun, dont une enfant de 12 ans, elle aussi dotée d’une intelligence hors norme et dont la vision de la vie va bouleverser beaucoup de choses au sein du 7 rue de Grenelle :
Je m’appelle Paloma. […] Depuis très longtemps, je sais que la destination finale, c’est le bocal à poissons, la vacuité et l’ineptie de l’existence adulte. Comment est-ce que je le sais ? Il se trouve que je suis très intelligente. Exceptionnellement intelligente, même. C’est pour ça que j’ai pris ma décision : à la fin de cette année scolaire, le jour de mes treize ans, je me suiciderai.
Renée et Paloma se croisent tous les jours mais sans se parler, ni se connaître ni se douter que l’une et l’autre possèdent un point commun essentiel qui changera bien des choses. Paloma est issue d’une famille de riches mais stéréotypée — sœur normalienne mais bien ancrée dans un moule, mère dépressive et père trop occupé par ses fonctions de ministre — et vit dans un environnement tout aussi huppé et à l’écart des réalités. Il n’y a que Manuela, la meilleure amie de Renée, femme de ménage chez certaines grandes familles de l’immeuble, qui lui apporte une bouffée d’oxygène par sa gentillesse et sa disponibilité. Un quotidien réglé comme une horloge jusqu’à l’arrivée d’un nouveau propriétaire, riche hommes d’affaires japonais, Monsieur Ozu, lointain cousin d’un grand cinéaste très prisé de Renée. À partir de ce jour, rien ne sera plus jamais comme avant et la rencontre de ces trois personnages marquera un tournant dans la vie tranquille du 7 rue de Grenelle.
Muriel Barbery est une magicienne. Elle arrive à transformer des personnages communs, généralement ordinaires en véritables héros de roman, à la conscience surdéveloppée et qui ouvre une fenêtre sur le monde d’aujourd’hui, la vie, jusqu’alors fermée à nombre d’entre nous. Une concierge férue de littérature russe et de cinéma japonais, une enfant surdouée qui préfère mourir plutôt que de continuer à vivre dans un monde aussi superficiel, une femme de ménage qui comprend beaucoup mieux les choses que certaines personnes qui occupent de hautes fonctions au sein de la société et un retraité japonais qui n’a que faire des préjugés et des apparences. L’Élégance du hérisson alterne les pensées profondes, le journal du mouvement du monde, la vie des personnages et même le passé de certains d’entre eux, plongeant ainsi le lecteur dans toutes sortes de réflexions sur le monde et la culture. L’auteur n’hésite pas à livrer parfois une vision très rude, très acerbe de la société mais sans toutefois porter de jugement hâtif. Elle laisse à chacun le soin d’être à son tour le concierge de la rue de Grenelle et de se faire sa propre opinion.
En effet, si le roman apporte une belle leçon de morale et tord le cou aux préjugés, à cette propension à ne se fier qu’au paraître, et aux idées préconçues, on peut néanmoins se demander si Renée n’avait pas d’autres alternatives pour mettre à profit son exceptionnelle intelligence que de se réfugier derrière la vitre de sa loge et de se couper ainsi d’un monde qui aurait pu lui offrir d’autres perspectives et lui permettre de tordre elle-même le cou au destin que sa condition d’enfant pauvre lui assignait. Sans tomber non plus dans la facilité, on notera que certains traits sont exagérés, comme le caractère suicidaire d’une enfant de 12 ans pourvue d’une conscience trop aiguë du monde. Il est possible alors de se perdre un peu entre toutes ces réflexions, mais l’on y consent avec plaisir car les personnages sont touchants et attachants. On se prend au jeu et on vit avec Renée ses rendez-vous avec Kakuro Ozu et on espère, comme Manuela, que tout se finira pour le mieux dans le meilleur des mondes. Un beau roman et un réel plaisir de lecture, tout simplement !
v. cherrier
Muriel Barbery, L’Elégance du hérisson, Gallimard coll. “Blanche”, août 2006, 368 p. — 20,00 €.