Un journaliste-scénariste, un cinéaste déchu, une troupe de saltimbanques… Une nuit à Venise ou le film impossible
Venise, la nuit. La Mostra s’achève ; le dernier film du grand maître grec Xerkès n’a pas été primé comme on s’y attendait : la sublime beauté des images n’a pas suffi pour séduire le jury ; manquait la tension dramatique, une histoire à laquelle on pût s’accrocher. Le cinéaste déçu erre dans les rues de la cité des Doges, Sisco aussi — journaliste, et grand admirateur du Maître. La rencontre a lieu, comme s’ils s’étaient toujours cherchés. Se noue un dialogue curieux, où semblent devoir s’énoncer les grandes leçons de la vie… et de là va naître une entreprise folle : Xerkès sera le réalisateur du scénario sur lequel travaille Sisco — la reconstitution de l’histoire de Mandrin et de sa troupe de brigands mêlée, de façon tout à fait a-historique, à celle de Philis de la Charce, figure héroïque qui organisa la résistance en Dauphiné lors de l’invasion de la province par l’armée du duc de Savoie… et qui mourut en 1703, soit une vingtaine d’années avant que naisse le célèbre bandit.
Avec une troupe de comédiens de rue rencontrée à Thessalonique, le tournage commence à Embrun, non loin de Gap. Point névralgique de l’aventure : une chapelle désaffectée, la Chapelle des Apparences. Très vite, il s’avère que Xerkès veut plus qu’une fresque historique, fût-elle rehaussée de la démiurgie d’un scénariste effaçant les frontières des années : son film sera rien moins que l’épopée toujours recommencée à travers l’Histoire de l’oppression à qui répond la rebellion, elle-même matée à son tour par la force… Alors les comédiens en tenue d’époque seront transportés sur les lieux des tragédies du moment : au Darfour, en Tchétchénie, sur les côtes marocaines où s’entassent des candidats à l’émigration clandestine. Larmes, cris, deuils, souffrances. Par ces pores s’opère, tout au long des prises de vue de Xerkès, l’osmose entre drames réels et reconstitution costumée, entre passé et présent. Chaque fois que Sisco tâche de reprendre en main son scénario d’origine, et exige que l’on quitte Darfour ou Tchétchénie pour retrouver le Dauphiné, Mandrin et Philis de la Charce, Xerkès lui retourne une de ces sentences emblématiques dont il a le secret - Les acteurs en savent assez, je ne monte pas une saga historique, j’invite le passé et le présent à la même table. Allez ! Goûte l’ouzo, trinquons, et tu entendras chanter les femmes-oiseaux. - et qui finissent toujours, grâce à leur souffle poético-épique appuyé de quelques libations, par emporter l’adhésion des comédiens-saltimbanques, par définition adeptes des libertés les plus échevelées et enfants des vents changeants sans préavis.
Entre Xerkès — héros fantomal qui, à une lettre près, aurait pu être vaincu à Salamine — dont les yeux agonisent mais qui garde sa caméra soudée à l’épaule et Luciana sa compagne, qui ne lâche pas son appareil photo, figeant en amas de pixels ce qui l’entoure ou sa propre image qu’elle forge à son gré, c’est, au premier abord, le regard qui est questionné — voyeurisme ou simple saisie d’information à fin de témoignage - puis, dans un même mouvement, la frontière entre réalité et fiction, le problème de leur poids, de l’impact qu’elles auront sur les regardants. Mais très vite la dimension morale et métaphysique du récit excède le mystère des yeux…
Étrange fable romanesque où les contraintes matérielles sont abolies, où les événements surviennent comme l’aventure au fin fond de la forêt croise la route du chevalier errant, où les paroles des personnages sonnent comme autant de maximes métaphysiques… Est-ce une histoire qui est racontée ou bien décrit-on le défilé de petites figures humaines piquées avec art sur la toile mouvante d’une épopée tissée dans le seul but de véhiculer une conception du monde et une morale, autant du regard que de l’engagement ? La Chapelle des Apparences est suspendue dans un entre-deux littéraire, aussi proche du roman réaliste par ses descriptions des zones sinistrées d’aujourd’hui que du conte philosophique par les discours que tiennent les protagonistes.
Protagonistes qui, tous, sont nomades à leur façon, toujours en partance pour quelque part, quelque rêve à vivre. Et l’écriture est à leur semblance : phrases et chapitres courts, propositions elliptiques tenant souvent en un ou deux mots qui hachurent le récit comme la souffrance et la violence blessent le monde, descriptions parfois réduites à quelques termes juxtaposés — esquisses rapides plutôt que dessins - elle semble voler le long du récit, comme si elle s’était chaussée de vent. Ce rythme aérien s’accorde avec la narration : on a constamment l’impression que tout va vite et que rien ne dure, pas même les tragédies.
De ces personnages nomades, quatre au moins — Xerkès, Sisco, Luciana et Govan — portent la mémoire d’un passé lacéré et douloureux qui n’est révélé qu’à demi… à quart-mot plutôt, tant sont vagues et parcellaires les informations données — pour Govan, par exemple, la clef de ses douleurs enfouies tient en une seule réplique, lancée tel un aphorisme :
Pour un homme, ce n’est pas tout à fait la même chose, parfois c’est à sa mort qu’un enfant se défait de toi. Alors tu deviens saltimbanque.
Même Lola, la plus statique de tous, ne quittant guère le comptoir de son bar au nom-forteresse, et qui contemple sans les dégager de leur couche les fossiles millénaires, se dissout dans l’éphémérité — libellule diaprée qui a su apporter son écot de lumière aux moments les plus âpres, elle finit par s’envoler.
Tandis que le récit, vaste épopée si riche en scènes paroxystiques, s’achève par une mise sous scellés, le texte, lui, se termine portes grandes ouvertes, comme pour laisser entrer à flots le soleil et chacun partir sur la route qu’il s’est choisie. Jusqu’au bout la décision humaine prévaut, trouve le moyen de vaincre, fût-ce par la bande, ce que le sort et les contingences extérieures imposent. Alors peut-être, en définitive, n’y a-t-il pas tant de nihilisme que cela à percevoir dans ce roman, ni même de véritable pessimisme, bien qu’il y ait des phrases fortes constatant l’impuissance et la vanité des entrerprises les plus obsessionnelles des personnages — Aucune image n’avait le pouvoir de résoudre les énigmes même les plus douloureuses et les miroirs n’étaient que de simples surfaces sans profondeur, faits pour renvoyer le reflet de sa beauté.
Mais c’est à coup sûr une conscience aiguë de l’impermanence universelle que l’on gagne en lisant La Chapelle des Apparences — une impermanence lumineuse, à accueillir en son cœur comme Lola s’émerveille de cet instant miraculeux, aussi éphémère que les siècles des siècles au regard de la vie de l’univers, où la lueur du Levant creuse les spires d’une ammonite fossilisée figée dans sa gangue de pierre…
Certains trouveront sans doute que les symbolisations sont trop criantes et dénuées de surprises les métaphores. Parfois en effet l’évidence se manifeste à gros traits — la première rencontre dans la nuit vénitienne, cette Chimère de carton-pâte, machine de théâtre qu’enfourchent, pour faire la fête, les saltimbanques sans feu ni lieu qui escortent le long de son rêve chimérique le cinéaste déchu, et d’autres encore qui émaillent le récit de leur flamboyance excessive… Mais elle est soulignée, cette évidence, avec une telle force poétique qu’on ne voit plus que cela : la poésie, la magnificence grandiose des scènes épiques et tragiques, et les phrases balsamiques fleuries aux lèvres des personnages qui ne sont jamais détruits tout à fait par leurs douleurs. Outre cette conscience de l’impermanence, on gagne aussi, à la lecture de La Chapelle des Apparences, la conviction furieuse que l’on peut, aussi bien que Xerkès, Govan ou Sisco, chevaucher jusqu’à plus de souffle sa propre Chimère. C’est rien moins que le droit au rêve. Et qui mieux qu’un écrivain-poète sait aviver cela dans les âmes ?
isabelle roche
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Franck Pavloff, La Chapelle des Apparences, Albin Michel, août 2007, 294 p. — 18,50 €. |
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