Franck Pavloff, La Chapelle des Apparences

Un journaliste-scénariste, un cinéaste déchu, une troupe de sal­tim­banques… Une nuit à Venise ou le film impossible

Venise, la nuit. La Mos­tra s’achève ; le der­nier film du grand maître grec Xer­kès n’a pas été primé comme on s’y atten­dait : la sublime beauté des images n’a pas suffi pour séduire le jury ; man­quait la ten­sion dra­ma­tique, une his­toire à laquelle on pût s’accrocher. Le cinéaste déçu erre dans les rues de la cité des Doges, Sisco aussi — jour­na­liste, et grand admi­ra­teur du Maître. La ren­contre a lieu, comme s’ils s’étaient tou­jours cher­chés. Se noue un dia­logue curieux, où semblent devoir s’énoncer les grandes leçons de la vie… et de là va naître une entre­prise folle : Xer­kès sera le réa­li­sa­teur du scé­na­rio sur lequel tra­vaille Sisco — la recons­ti­tu­tion de l’histoire de Man­drin et de sa troupe de bri­gands mêlée, de façon tout à fait a-historique, à celle de Phi­lis de la Charce, figure héroïque qui orga­nisa la résis­tance en Dau­phiné lors de l’invasion de la pro­vince par l’armée du duc de Savoie… et qui mou­rut en 1703, soit une ving­taine d’années avant que naisse le célèbre bandit. 

Avec une troupe de comé­diens de rue ren­con­trée à Thes­sa­lo­nique, le tour­nage com­mence à Embrun, non loin de Gap. Point névral­gique de l’aventure : une cha­pelle désaf­fec­tée, la Cha­pelle des Appa­rences. Très vite, il s’avère que Xer­kès veut plus qu’une fresque his­to­rique, fût-elle rehaus­sée de la démiur­gie d’un scé­na­riste effa­çant les fron­tières des années : son film sera rien moins que l’épopée tou­jours recom­men­cée à tra­vers l’Histoire de l’oppression à qui répond la rebel­lion, elle-même matée à son tour par la force… Alors les comé­diens en tenue d’époque seront trans­por­tés sur les lieux des tra­gé­dies du moment : au Dar­four, en Tchét­ché­nie, sur les côtes maro­caines où s’entassent des can­di­dats à l’émigration clan­des­tine. Larmes, cris, deuils, souf­frances. Par ces pores s’opère, tout au long des prises de vue de Xer­kès, l’osmose entre drames réels et recons­ti­tu­tion cos­tu­mée, entre passé et pré­sent. Chaque fois que Sisco tâche de reprendre en main son scé­na­rio d’origine, et exige que l’on quitte Dar­four ou Tchét­ché­nie pour retrou­ver le Dau­phiné, Man­drin et Phi­lis de la Charce, Xer­kès lui retourne une de ces sen­tences emblé­ma­tiques dont il a le secret - Les acteurs en savent assez, je ne monte pas une saga his­to­rique, j’invite le passé et le pré­sent à la même table. Allez ! Goûte l’ouzo, trin­quons, et tu enten­dras chan­ter les femmes-oiseaux. - et qui finissent tou­jours, grâce à leur souffle poético-épique appuyé de quelques liba­tions, par empor­ter l’adhésion des comédiens-saltimbanques, par défi­ni­tion adeptes des liber­tés les plus éche­ve­lées et enfants des vents chan­geants sans préavis.

Entre Xer­kès — héros fan­to­mal qui, à une lettre près, aurait pu être vaincu à Sala­mine — dont les yeux ago­nisent mais qui garde sa caméra sou­dée à l’épaule et Luciana sa com­pagne, qui ne lâche pas son appa­reil photo, figeant en amas de pixels ce qui l’entoure ou sa propre image qu’elle forge à son gré, c’est, au pre­mier abord, le regard qui est ques­tionné — voyeu­risme ou simple sai­sie d’information à fin de témoi­gnage - puis, dans un même mou­ve­ment, la fron­tière entre réa­lité et fic­tion, le pro­blème de leur poids, de l’impact qu’elles auront sur les regar­dants. Mais très vite la dimen­sion morale et méta­phy­sique du récit excède le mys­tère des yeux…

Étrange fable roma­nesque où les contraintes maté­rielles sont abo­lies, où les évé­ne­ments sur­viennent comme l’aventure au fin fond de la forêt croise la route du che­va­lier errant, où les paroles des per­son­nages sonnent comme autant de maximes méta­phy­siques… Est-ce une his­toire qui est racon­tée ou bien décrit-on le défilé de petites figures humaines piquées avec art sur la toile mou­vante d’une épo­pée tis­sée dans le seul but de véhi­cu­ler une concep­tion du monde et une morale, autant du regard que de l’engagement ? La Cha­pelle des Appa­rences est sus­pen­due dans un entre-deux lit­té­raire, aussi proche du roman réa­liste par ses des­crip­tions des zones sinis­trées d’aujourd’hui que du conte phi­lo­so­phique par les dis­cours que tiennent les protagonistes. 

Prota­go­nistes qui, tous, sont nomades à leur façon, tou­jours en par­tance pour quelque part, quelque rêve à vivre. Et l’écriture est à leur sem­blance : phrases et cha­pitres courts, pro­po­si­tions ellip­tiques tenant sou­vent en un ou deux mots qui hachurent le récit comme la souf­france et la vio­lence blessent le monde, des­crip­tions par­fois réduites à quelques termes jux­ta­po­sés — esquisses rapides plu­tôt que des­sins - elle semble voler le long du récit, comme si elle s’était chaus­sée de vent. Ce rythme aérien s’accorde avec la nar­ra­tion : on a constam­ment l’impression que tout va vite et que rien ne dure, pas même les tra­gé­dies.
De ces per­son­nages nomades, quatre au moins — Xer­kès, Sisco, Luciana et Govan — portent la mémoire d’un passé lacéré et dou­lou­reux qui n’est révélé qu’à demi… à quart-mot plu­tôt, tant sont vagues et par­cel­laires les infor­ma­tions don­nées — pour Govan, par exemple, la clef de ses dou­leurs enfouies tient en une seule réplique, lan­cée tel un apho­risme :
Pour un homme, ce n’est pas tout à fait la même chose, par­fois c’est à sa mort qu’un enfant se défait de toi. Alors tu deviens sal­tim­banque.
Même Lola, la plus sta­tique de tous, ne quit­tant guère le comp­toir de son bar au nom-forteresse, et qui contemple sans les déga­ger de leur couche les fos­siles mil­lé­naires, se dis­sout dans l’éphémérité — libel­lule dia­prée qui a su appor­ter son écot de lumière aux moments les plus âpres, elle finit par s’envoler.

Tandis que le récit, vaste épo­pée si riche en scènes paroxys­tiques, s’achève par une mise sous scel­lés, le texte, lui, se ter­mine portes grandes ouvertes, comme pour lais­ser entrer à flots le soleil et cha­cun par­tir sur la route qu’il s’est choi­sie. Jusqu’au bout la déci­sion humaine pré­vaut, trouve le moyen de vaincre, fût-ce par la bande, ce que le sort et les contin­gences exté­rieures imposent. Alors peut-être, en défi­ni­tive, n’y a-t-il pas tant de nihi­lisme que cela à per­ce­voir dans ce roman, ni même de véri­table pes­si­misme, bien qu’il y ait des phrases fortes consta­tant l’impuissance et la vanité des entrer­prises les plus obses­sion­nelles des per­son­nages — Aucune image n’avait le pou­voir de résoudre les énigmes même les plus dou­lou­reuses et les miroirs n’étaient que de simples sur­faces sans pro­fon­deur, faits pour ren­voyer le reflet de sa beauté. 
Mais c’est à coup sûr une conscience aiguë de l’impermanence uni­ver­selle que l’on gagne en lisant La Cha­pelle des Appa­rences — une imper­ma­nence lumi­neuse, à accueillir en son cœur comme Lola s’émerveille de cet ins­tant mira­cu­leux, aussi éphé­mère que les siècles des siècles au regard de la vie de l’univers, où la lueur du Levant creuse les spires d’une ammo­nite fos­si­li­sée figée dans sa gangue de pierre…

Certains trou­ve­ront sans doute que les sym­bo­li­sa­tions sont trop criantes et dénuées de sur­prises les méta­phores. Par­fois en effet l’évidence se mani­feste à gros traits — la pre­mière ren­contre dans la nuit véni­tienne, cette Chi­mère de carton-pâte, machine de théâtre qu’enfourchent, pour faire la fête, les sal­tim­banques sans feu ni lieu qui escortent le long de son rêve chi­mé­rique le cinéaste déchu, et d’autres encore qui émaillent le récit de leur flam­boyance exces­sive… Mais elle est sou­li­gnée, cette évi­dence, avec une telle force poé­tique qu’on ne voit plus que cela : la poé­sie, la magni­fi­cence gran­diose des scènes épiques et tra­giques, et les phrases bal­sa­miques fleu­ries aux lèvres des per­son­nages qui ne sont jamais détruits tout à fait par leurs dou­leurs. Outre cette conscience de l’impermanence, on gagne aussi, à la lec­ture de La Cha­pelle des Appa­rences, la convic­tion furieuse que l’on peut, aussi bien que Xer­kès, Govan ou Sisco, che­vau­cher jusqu’à plus de souffle sa propre Chi­mère. C’est rien moins que le droit au rêve. Et qui mieux qu’un écrivain-poète sait avi­ver cela dans les âmes ?

isa­belle roche

   
 

Franck Pav­loff, La Cha­pelle des Appa­rences, Albin Michel, août 2007, 294 p. — 18,50 €.

 
     
 

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