Dominque Rolin, L’Enragé

Une sai­sis­sante plon­gée dans la Flandre et l’ Ita­lie du XVIème siècle

Peintre d’exception du XVIème siècle, Pie­ter Breu­ghel l’Ancien — né près de Bréda ( Pays-Bas) vers 1525 et mort à Bruxelles en 1569 — est sur son lit de mort et replonge dans ses sou­ve­nirs. Peu d’informations étant connues sur la vie du peintre, la roman­cière pro­pose une bio­gra­phie apo­cryphe à la pre­mière per­sonne de celui qui a connu une vie mou­ve­men­tée dans une époque périlleuse où pul­lulent crimes et assas­si­nats, émeutes et mas­sacres, la domi­na­tion mili­taire de l’Espagne mais aussi une grande misère et l’Inquisition.
Le jour où il fait son pre­mier des­sin, ses parents le traitent de fou, ce qui ne le pré­oc­cupe guère. Il conti­nue à aller dans les champs pour s’adonner à sa nou­velle pas­sion. C’est là, qu’un beau jour, il aper­çoit une fille de son vil­lage dont il s’approche d’un peu trop près. Un pay­san les voit et répand la nou­velle dans le vil­lage. Quand il rentre chez lui, son père lui annonce, en guise de puni­tion, qu’il est un enfant trouvé et qu’il n’est pas son fils. Sa mère dément tout de suite les décla­ra­tions de son mari. Cette révé­la­tion le trouble consi­dé­ra­ble­ment d’autant que ses parents trouvent la mort quelques années plus tard lorsque le vil­lage est rasé par l’envahisseur espa­gnol. Il va conti­nuer à gran­dir seul en cher­chant le récon­fort dans la pein­ture.  Une sai­sis­sante plon­gée dans la Flandre et l’ Ita­lie du XVIème siècle car Breu­ghel, avant d’ épou­ser la fille du peintre Pie­ter Coecke, a effec­tué un voyage d’initiation impor­tant en Ita­lie ( Milan, Rome, …) pour admi­rer les oeuvres du Quat­tro­cento. en reve­nant par Mar­seille, Lyon, Paris, Gand et Anvers.

Le risque est tou­jours, quand un auteur aspire à res­ti­tuer la réa­lité tan­gible des évé­ne­ments et des cogi­ta­tions de l’artiste rap­por­tés (les deux sources majeures de la roman­cière : Le Livre de pein­ture de Karel Van Man­der, peintre de la Renais­sance et fami­lier des fils de Breu­ghel, et Onze Breu­ghel de Bob Claes­sens étant res­pec­tés tout du long), d’imposer davan­tage sa propre lec­ture her­mé­neu­tique de l’approche esthé­tique en ques­tion que d’exposer objec­ti­ve­ment les moti­va­tions ou les cir­cons­tances fac­tuelles qui ont poussé Breu­ghel à peindre des chefs-d’œuvre tels que Le pays de cocagne, Le dénom­bre­ment de Beth­léem, La chute d’Icare ou La tour de Babel.
De ce point de vue – c’est le cas de le dire -, si l’omniprésence du pré­dé­ces­seur et rival Jérôme Bosch est bien res­ti­tué (avec plus d’une dizaine de men­tions au fil des pages), et si le lec­teur semble convié à par­ta­ger sans coup férir les sen­ti­ments du peintre, ses états d’âmes voire ses rêves, on peut être moins convaincu par le registre lan­ga­gier choisi par Domi­nique Rolin pour faire s’exprimer ce monstre de l’art pic­tu­ral connu pour son tem­pé­ra­ment fort éner­gique et ses empor­te­ments. Des termes comme « salauds », « pis­ser », « bouf­fer », le choix d’une dési­gna­tion horo­dic­tique moderne (il est « sept heures du soir »), etc., s’ils ins­crivent avec sim­pli­cité l’artiste dans notre contem­po­ra­néité, faussent en par­tie la manière dont on se repré­sen­tait le rap­port aux corps propre , à autrui et à la tem­po­ra­lité en ces temps reculés.

En revanche, la roman­cière belge n’ a pas son pareil quand il s’agit d’enter l’essence de la vie du peintre dans la description/ per­cep­tion des pay­sages qu’il laboure sans cesse du regard : ce thème de la pul­sion sco­pique tra­verse L’Enragé de belle manière, tout comme la langue virile et sau­vage que lui prête Rolin, qu’elle invente pour lui même, afin de décrire la genèse, le décor et les per­son­nages des prin­ci­paux tableaux du peintre (on lais­sera ici le soin  au lec­teur de se rap­por­ter au très bel article de Hugues Robaye dans la revue Tex­tyles : “ Vers l’unique pay­sage. Genèse d’une néces­sité inté­rieure dans L’Enragé de Domi­nique Rolin”. Avec grande maes­tria, par le jeu des contra­dic­tions, des ten­sions, des colères et des ravis­se­ments, du cor­po­rel et du spi­ri­tuel, de l’inventivité et du génie breug­hé­lien, on accède à cette cosa men­tale vivace ô com­bien qui per­met de pen­ser le monde par ses formes et ses cou­leurs.
Ainsi, par l’étude atten­tive des toiles de Breu­ghel, une des plus pro­di­gieuses œuvres de l’Ecole fla­mande, la roman­cière com­plète non sans iro­nie le peu d’ élé­ments bio­gra­phiques qui nous sont res­tés de Breu­ghel et par­sème le récit de scènes ou de faits, qui auraient pu ins­pi­rer cer­tains tableaux. Une approche plus pré­cise dans la der­nière par­tie du livre, là où le peintre est le plus pro­duc­tif, le lec­teur le « voyant » com­men­ter ses tableaux et déli­vrer ses inten­tions artis­tiques. (On eût aimer d’ailleurs à ce titre que les édi­tions Espace Nord agré­mentent ce texte paru à l’origine en 1978 de quelques illus­tra­tions outre le modeste ban­deau en 1ère de cou­ver­ture dédié au Triomphe de la Mort, 1562 – et s’il ne devait en res­ter qu’une, la mythique  Dulle Griet nom­mée dès la page 11 était cer­tai­ne­ment plus stimulante…).

Permane fort phi­lo­so­phi­que­ment dans le texte cette ins­crip­tion phé­no­mé­no­lo­gique d’un être cher­chant le prin­cipe de sa nature dans la Nature, la néces­sité du peindre s’enracinant dans une acti­vité autant éthique esthé­tique (au double sens de la sen­sa­tion grecque, ais­thé­sis, et de la maî­trise tech­nique au ser­vice de l’art) par laquelle le peintre bra­ban­çon nous ouvre à l’expérience uni­fiée du sens de sa propre exis­tence, l’art et l’existence sem­blant pro­cé­der à ses yeux d’une essence com­mune. Sa façon à lui, cet enfant peut-être trouvé mais jamais perdu, de se (re)trouver dans la pein­ture, et donc d’habiter le monde en poète.

lire les pre­mières pages

fre­de­ric grolleau

Dominque Rolin, L’Enragé, Post­face de Ginette Michaux, Espace Nord, mars 2017, 288 p. — 8,50 €.

 

 

 

 

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