Bertrand Ogilvie, L’homme jetable

Etes-vous jetables ?

Sta­giaires, pré­caires. Contrats à durée déter­mi­née. Flexi­bi­lité. Licen­cie­ments. Chô­meurs en fin de droits, per­sonnes en fin de vie. Tous nos mots disent à quel point, au fond, on a bien peu besoin de nous. Quel est le sort qui nous attend ?

Ber­trand Ogil­vie nous pose cette ren­trée une ques­tion aussi ter­rible qu’inévitable : com­ment sommes-nous deve­nus jetables ? Com­ment conce­voir, dans l’histoire de la vio­lence, cette nou­velle rela­tion de pou­voir et ce nou­veau sta­tut, qui, au-delà de l’exploitation de notre tra­vail, nous désigne d’avance pour une sorte de liqui­da­tion programmée ?

Sous le titre, superbe et tran­chant, de « l’homme jetable », Ogil­vie ras­semble une série d’essais conver­gents, une série d’étapes d’un che­mi­ne­ment pour pen­ser cette vio­lence extrême qui est deve­nue aujourd’hui notre quo­ti­dien le plus spec­ta­cu­laire et le mieux dis­si­mulé, dans le fait même de son ordinaire.

Tout com­mence par un cau­che­mar de Spi­noza. Le phi­lo­sophe de la rai­son vit dans ces ports de Hol­lande, dont les bateaux sans cesse partent et reviennent du nou­veau monde, en un tra­fic labo­rieux et inces­sant qui se nom­mera décou­verte, com­merce tri­an­gu­laire, traite des esclaves, colo­ni­sa­tion, et par­fois déjà, mas­sacre, voire exter­mi­na­tion. (Las Casas ne parlait-il pas d’emblée de « Des­truc­tion des Indes » ?). Ogil­vie nous rap­pelle la ter­rible devise de ces com­pa­gnies mari­times : « il est néces­saire de navi­guer, non de vivre ». Spi­noza voit tout cela. Il sait tout cela. Mais il ne dit rien. Quel pacte obs­cur se noue entre les hor­reurs d’une guerre qui n’est même plus une guerre et un cer­tain som­meil de la rai­son ? Nous n’avons pour le pen­ser qu’un symp­tôme, où Ogil­vie pro­pose, en bon psy­cha­na­lyste, de voir un retour du refoulé : Spi­noza raconte le cau­che­mar où un sau­vage lui est apparu, comme surgi tout droit du bré­sil de sa culpabilité.

Il est trop facile, trop réduc­teur, et fina­le­ment trop illu­soire d’opposer la vio­lence à l’ordre ou au droit, comme une par­ti­cu­la­rité qui s’opposerait à l’universel, car il y a une vio­lence propre et adven­tice de l’universel : celui–ci ne peut s’instaurer sans s’imposer aux par­ti­cu­la­ri­tés, au prix d’une réduc­tion radi­cale, voire d’une dis­pa­ri­tion de leur par­ti­cu­la­rité. Hegel a pres­senti et pré­senté la ten­dance à la des­truc­tion comme une dimen­sion consti­tu­tive de tout pas­sage à l’universel. Le savoir pourrait-il être en lui-même silence sur la souf­france de tout ce qu’il réduit?

Il devient donc pen­sable que ce soit dans la repré­sen­ta­tion, dans la vio­lence même de la repré­sen­ta­tion que se pro­duise l’« homme jetable ». Le moment hégé­lien de la dia­lec­tique du maître et de l’esclave est contem­po­rain d’un écla­te­ment de la société civile. La révo­lu­tion indus­trielle en ges­ta­tion la fis­sure d’avance, en oppo­sant une mino­rité dont le capi­tal devient consi­dé­rable et une mul­ti­tude vouée au dénue­ment, la « popu­lace ». Ogil­vie appuie sur Lacan sa relec­ture de Hegel : la conscience de soi est une mécon­nais­sance de soi, qui sup­pose en l’autre un miroir, mais non une per­sonne, ou alors une per­sonne qui n’est « per­sonne ». Si la société civile du capi­ta­lisme nais­sant repose sur un lais­ser mou­rir, sa logique tacite est celle d’une exter­mi­na­tion. Ce que nos jour­naux appellent aujourd’hui « vio­lence » n’est bien sou­vent qu’une résis­tance des par­ti­cu­liers à cette exter­mi­na­tion sourde, tapie, indi­recte, trop ordi­naire pour demeu­rer visible.

Le moment sui­vant est celui de la shoah. Ogil­vie rap­pelle les débats en cours, prend les pré­cau­tions néces­saires sur un sujet sen­sible et exem­plaire entre tous. Il pro­pose de pen­ser la « solu­tion finale » comme un phan­tasme de pureté et d’auto-existence qui cher­che­rait à sup­pri­mer sa propre condi­tion. Dans cette hypo­thèse, la ques­tion du choix du juif demeure, comme objet de haine d’un pro­ces­sus dont la logique déli­rante devrait s’en prendre plus aux ouvriers qu’aux homo­sexuels, par exemple. La piste de la fini­tude pour­rait être une issue.

L’ouvrage s’achève sur un crime « sans adresse », celui, dor­mant, latent, des mines anti-personnel. Leur attente indé­fi­nie pour­rait bien nous condam­ner à une nou­velle défi­ni­tion de la guerre, loin de l’affrontement et proche de l’ordinaire.

Cinq essais inci­sifs, allu­sifs par­fois, sug­ges­tifs tou­jours. Un livre à lire pour ouvrir les yeux.

jean-paul gali­bert

Ber­trand Ogil­vie, L’homme jetable, Essai sur l’exterminisme et la vio­lence extrême, édi­tions Amster­dam, mai 2012, 140 p. 10 €

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