Une rage gorgée d’humidité et habitée de lumière
Les éditions Atelier de l’Agneau publient l’œuvre de la poétesse autrichienne Friederike Mayröcker. Scardanelli est le cinquième et il reste dans l’esprit du précédent CRUELLEMENT là, traduit lui aussi par Lucie Taïeb. Se retrouve l’état d’éblouissement et de suffocation face à la nature. L’auteure y trouve une fois de plus « l’empleurement / enforestement de l’âme » : les pointes des montagnes comme celles des fleurs donnent vie à un sentiment plus océanique que tellurique.
L’auteure y est poreuse à l’envahissement végétal. Il vient de partout comme « cette forêt de lilas dans ma chambre déposée dans la pièce remplie de pleurs ».La poésie reste autant prodigue en débordements que la nature mais la douleur existentielle n’est jamais loin. Elle n’est sauvée que par ce flot des pineraies aux « filaments brillants » parsemés de ces prunelliers nommés « bouches des femmes ».
Par leur dialogue avec l’œuvre d’Hölderlin, ces poèmes ressemblent à des soliloques. Friederike Mayröcker fait de la nature une Notre Dame des Fleurs chère à Jean Genet et grevée du sang des pivoines. L’auteure — au delà du romantisme — atteint un sentiment extatique et paroxysmique de la vie entre évocation du quotidien ou du passé. Si bien qu’au-delà d’un traité poétique de botanique le texte se métamorphose en un roulement incessant au cœur des vallées et montagnes.
L’auteure y atteint un état particulier d’extase qui la conduit parfois tout proche du vomissement tant les sensations sont violentes. Le corps est trempé, voire noyé dans la contemplation et soudain une sorte de rage envahit la poétesse gorgée d’humidité et habitée de lumière. L’érotisme glisse jusque dans les dénominations là où même les violettes et les racines phalliques pointent en érection.
En hommage à Hölderlin, comme au temps des amours passées, la poétesse devient « rocher où les roses fleurissent ». Dans toutes ses « adresses », l’auteure tente d’effacer les intempéries des décennies qui « grimpaient comme des clématites à cette époque ». Le « vin du cœur » y retrouve son visage afin que sa niche échappe à la patine du temps.
Dans de sataniques trompe-l’œil et en images égarées, Friederike Mayröcker imagine donc des cryptes selon diverses épures bien plus complexes que naïves. Elle les conçoit comme la seule expérience pour parler des souvenirs. Non pour les épingler mais afin de les arracher un à un et retourner le lointain afin qu’il soit plus le plus proche et devienne le déshabillé de toutes ses chambres secrètes.
jean-paul gavard-perret
Friederike Mayröcker, Scardanelli, Atelier de l’agneau, Collection transfert, traduit par Lucie Taïeb, St. Quentin de Caplong, 2017, 80 p. –17,00 €.