Un roman qui dépeint excellemment la détresse de l’émigré, mais auquel il manque un je-ne-sais-quoi
Epokè suspension du jugement
En ces temps où l’insécurité, la terreur revenues sur le globe menacent nos psychés, nous condamnent, cœurs défendant, à user de nouveau du vieux mot de Spengler, l’atroce : “Soyons durs”, repris par Martin Heidegger à usage du jeune Cassirer, à Davos, en 1931, il est bon de lire Le Syndrome d’Ulysse du Colombien Santiago Gamboa. Bien entendu, il existait déjà en langue française, un merveilleux livre, chargé de nous rappeler la dure condition faite, en terre de France, à l’émigré politique ou économique. 1978, l’Établi, de Linhart comme un coup de cymbale dans nos psychés bourgeoises, venu clore la feria 1968, résonne dans nos mémoires, il s’agissait seulement de rappeler que tous, Kamel ou Maurice, Jean et Moulod appartenaient à la condition ouvrière.
Vingt ans après, clandestins, ombres, hommes des souterrains, les émigrés ont changé de visage, à mesure que la mondialisation et les structures politiques du Tiers, du Quart, du demi-monde, comme du village global se délitaient, sous les béliers nombreux du Capital, des fraktions armées, du banditisme, des cartels, de la déstalinisation, du renouveau divin et j’en passe, dans une mêlée confuse où l’ennemi d’hier se fait ami demain, avant que l’ami, à nouveau, ne passe à la trappe, “génocidé” ou liquidé en solitaire, pour raison ou crime d’État, alliance passagère ou divin holocauste !
Je ne dirai pas du Syndrome d’Ulysse, quel merveilleux titre, qu’il s’agit d’un livre parfait tant l’excellent le dispute au moins bon.
Excellente justement la peinture du “syndrome” de l’émigré, ce stress des arrivants qui ne se calmera pas, au contraire, reviendra, à l’heure du dernier voyage, quand les rêves à nouveau répandront leur poison ou délices en langue maternelle. Inoubliable et pourtant oubliée, le retour de la langue natale au carreau des psychés, toujours, semble crier au misérable Non es dignus, lâche, traître qui m’a abandonnée ! Inouïe persistance d’un malaise, voire d’un vertige qui, à jamais séparera, même dans la prospérité, l’émigré du natif. Gamboa analyse avec intelligence et justesse le chant du déracinement, patient descripteur de cette vision, toute chargée d’ethnologie, ce regard, ce point de vue moral posé toujours par l’homme de l’Endehors sur les vices d’une Nation. Parvient-il à nous la faire sentir, à nous émouvoir ? Il me semble que l’équilibre entre le roman et la théorie reste fragile et penche un peu trop du côté de l’intention.
Moins bon, aussi, tout ce qui ici, tient à la volonté très sud-américaine sans doute de conjoindre au roman, à la réflexion, à la profondeur, la fantaisie, à défaut de l’humour. Bien entendu, l’autodérision est de mise, trop bien tempérée de mille mâles complaisances ! Les prouesses sexuelles du Sieur Esteban qui toutes, les baise, françaises ou émigrées, riches ou pauvres, black or white, filles de l’Est de l’Europe ou du Levant ; en compensation du mépris et de l’invisibilité où le tient la marâtre France rappelle les pires pages d’un Alain Soral… La vieille Europe, usée, à bout ne saurait plus jouir, le Capital ayant épuisé, asséché ses forces que l’apport étranger lubrifierait ! Voilà qui demande correction et l’ombre de Miller, le souvenir des Jours tranquilles à Clichy, ne fait rien à l’affaire ! En terre de roman, l’argument d’autorité, le palimpseste ou la référence ne peuvent mais. C’est là la seule contrepartie de la fantasmagorie que cette liberté offerte à l’individu de faire entendre sa voix propre ! Miller panthéiste construisait une œuvre qui le reconduira, vieillard, à Cefalu, cueillir les citrons amers de Durrel ou à Big Sur, aux rives du Pacifique, n’écouter que le chant du monde. Si Miller se fait pornographe, c’est d’avoir partagé l’offrande dionysiaque et non par la magie du duo frustration/compensation.
Ce bémol écarté, Le Syndrome se lit sans ennui, ceci est déjà beaucoup. Les personnages ont en outre le mérite plutôt rare dans les jours où nous sommes d’exister. Certains instants tireraient, en langue d’origine, sans doute des larmes de bon aloi. Gamboa sait l’art de faire avancer l’action, celui d’évoquer les phrasés, les névroses, les biographèmes de ses héros et anti-héros. Il sait aussi faire surgir le passé dans le présent et le futur encore, aller et venir dans l’espace et le temps comme requins dans l’eau. Pourtant il manque je ne sais quoi à ce roman pour arracher l’adhésion du lecteur, peut-être une sévère relecture qui raccourcirait un bavardage par trop lassant. N’est pas Jane Austen qui veut et le roman conversationnel un art plus difficile qu’on ne le croit.
Peut-être, trop habituée à un autre genre de littérature, lassée, blasée me montré-je un peu injuste envers ce déraciné qui tente d’arracher à la misère, la faim, notre honte, un fragment d’humanité.
Peut-être est-ce de n’être qu’une femme qui me fit un peu bâiller au récit des prouesses idéelles du pauvre Esteban, étalon aux multiples talents et trouver un rien mélodramatique l’équation immigration = prostitution ?
Peut-être, à mon insu, calfeutrée dans ma tour d’ivoire, me refusé-je à admettre la justesse de cette équivalence ?
Peut-être en définitive, ce reproche inavoué de n’avoir pas eu faim comme un argument d’autorité jeté à la face du lecteur a-t-il gâté ou perverti ma sérénité de lectrice.
Je demeure à mon tour sur ma faim, séduite et sceptique, sans croire un instant que le livre vaudrait peu, incapable de croire qu’il vaudrait beaucoup ! Tout y est : le cœur, l’intelligence, la maîtrise du genre qu’un bavardage, un verbiage journalistique gâte un peu. Je lirai les autres ouvrages de Gamboa et tâcherai alors de démêler si le meilleur ou le moins bon domine afin de trancher davantage sur ce cas.
s. vajda
Santiago Gamboa, Le Syndrome d’Ulysse (traduit de l’espagnol — Colombie — par Claude Bleton), Métailié coll. “Bibliothèque Hispano-Américaine”, août 2007, 368 p. — 21,00 €. |
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