Sylvie Aflalo Dora l’exploratrice des horizons mystérieux : entretien avec l’artiste

A l’aide du « simple » smart­phone qu’elle uti­lise en tant qu’ « objet contem­po­rain para­dig­ma­tique comme un ready-made : j’en détourne l’usage habi­tuel », Syl­vie Aflalo sait pho­to­gra­phier ce qui ne se donne pas à voir. Elle a su trou­ver son propre lan­gage pour le « dire ». Jaillit un regard très per­son­nel et sophis­ti­qué. Il met à mal le flux usuel des images banales lais­sées sur les réseaux sociaux. Cette oeuvre rare est une enquête sur les consé­quences de la dis­pa­ri­tion décli­née sous diverses “appa­rences”. Les pho­to­gra­phies sont sou­vent axées sur le manque comme dans sa série « Énigmes » en un jeu aussi pho­to­gra­phique que lit­té­raire.
Syl­vie Aflalo déplace la réa­lité par diverses tech­niques de trans­fi­gu­ra­tions et d’appels. Sa vision modi­fie le réel : il devient un gra­phisme ambi­tieux dans sa sim­pli­cité d’apparence. Sur­git dans toute l’œuvre une poé­sie mys­tique par sen­sua­lité. Le pré­sent poé­tique forme des constel­la­tions tou­jours chan­geantes au moment où une part de l’obscurité dis­tille ses pavots. La fan­tas­ma­go­rie fait mer­veille pour iri­ser le temps. Il échappe au mor­cel­le­ment sinistre même si l’équilibre du monde semble tou­jours précaire.

Entre­tien : 

Qu’est ce qui vous fait lever le matin ?
Ce qui me fait lever le matin, c’est le matin. J’aime les pro­messes, les débuts, les com­men­ce­ments, avec ce qu’ils com­portent d’’incertitudes, d’imprévus, ou d’emmerdes à venir. Le matin, c’est la vie qui s’accroche. La revanche de la lumière sur la nuit.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Enfant, j’avais des rêves d’adultes. Le ciel me lais­sait per­plexe — le ver­tige des ques­tions sans fin… Je serai astro­phy­si­cienne. Piano, vio­lon­celle, sculp­ture et pein­ture flot­taient aussi à l’horizon de cet espace-temps. A pré­sent mes rêves d’enfants, je les inter­prète. Je conti­nue à explo­rer l’horizon de mes 8 ans. Je plonge mes mains dans la pein­ture fraîche et ma pein­ture aujourd’hui, c’est la photo !

A quoi avez vous renoncé ?
Dif­fi­cile de répondre à cette ques­tion sans me dévoi­ler tout à fait. Par­fois un cer­tain voile, ça a du bon, sur­tout que « j’veux pas qu’on m’aime, mais j’veux quand même » comme disait Gains­bourg. Alors Joker.

D’où venez-vous ?
De la pla­nète terre, galaxie de la voie lac­tée.
Mais si vous vou­lez par­ler de mon par­cours uni­ver­si­taire : études de lettres modernes.
Je vais sous le ciel.
Mar­gue­rite Duras et Michel Audiard se pro­mènent dans ma galaxie.

Qu’avez-vous reçu en « héri­tage » ?
Mon goût pour la langue vient du lan­gage fleuri de ma mère. L’art des mots doux et du par­ler fort. Tout por­tait chez elle à l’exagération. Dans le cha­leu­reux désordre fami­lial, il y avait la pré­sence calme et ras­su­rante du père, figure de la rai­son, sié­geant au pied de l’arbre de la sagesse, qui dis­til­lait toute sa modé­ra­tion et les ver­tus du silence. Mon goût du silence me vient de mon père.

Qu’avez-vous dû pla­quer pour votre tra­vail ?
Mon inhibition.

Un petit plai­sir quo­ti­dien ou non ?
Une petite balade, pour peu qu’un rayon de soleil se pointe et qu’un peu de lumière m’accompagne. Mar­cher, regar­der, sen­tir, res­pi­rer et si pos­sible rire avec quelqu’un.

Qu’est ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?
Je fais des pho­tos, j’ai un regard qui m’est propre. Est ce que pour autant, je suis une artiste ?

Com­ment définiriez-vous votre approche du corps fémi­nin dans votre tra­vail ?
En réa­lité, tout mon tra­vail porte sur les consé­quences de la dis­pa­ri­tion. La dis­pa­ri­tion tra­verse toutes les séries pré­sen­tées sur mon site. Dans la série Fémi­nité, la dis­pa­ri­tion porte sur l’effacement du visage ou l’élision d’une des par­ties du corps. La fémi­nité sur­git de la cou­pure qu’opère le cadrage en mor­ce­lant le corps et en valo­ri­sant une poé­tique du détail. Par l’exposition d’un détail isolé, le corps fémi­nin peut alors s’imaginer tout entier : par le décou­page il retrouve son entité ; par le frac­tion­ne­ment, il s’évoque et se recons­ti­tue. Le décou­page méto­ny­mique du corps, loin de l’altérer, per­met de l’imaginer.

Quelle fut l’image pre­mière qui esthé­ti­que­ment vous inter­pella ?
Le Reichs­tag emballé par Christo. La seule évo­ca­tion de Christo me rap­pelle ma mère. Car n’en déplaise à Christo, c’est ma mère qui a inventé l’emballage. Il n’était pas encore né que chez ma mère, les meubles étaient déjà embal­lés ! D’un bout de l’année à l’autre, tables, chaises, canapé ; tout était recou­vert de plas­tique. Les meubles devaient res­ter éter­nel­le­ment neufs, bien à l’abri de la lumière et de l’usure du temps. Ils n’étaient débal­lés qu’aux grandes occa­sions. Le jour où une de ses filles lui a mon­tré un cata­logue de Christo avec, entre autres, un canapé emballé, le para­doxe était à son comble. Je me sou­viens du regard de ma mère assise sur son divan enve­loppé de plas­tique, de son sou­rire, de son sou­pir d’immense satis­fac­tion ! Enfin recon­nue pour son art.
Et puis « Inno­cent X » de Bacon. Une varia­tion ins­pi­rée du « Por­trait d’Innocent X » de Vélas­quez. Mais c’est aussi, cadré au centre de la toile, le cri d’un pape hur­lant, bouche ouverte. Le motif du cri tra­verse l’œuvre de Bacon. C’est le genre de toile, il faut se bou­cher les oreilles quand on la regarde !

Votre pre­mière lec­ture ?
C’est la lec­ture qui m’a sauvé la peau. Elle me fût ce que l’emballage fût aux meubles de ma mère, une seconde peau, une armure qui loin d’enfermer per­met au contraire de sor­tir de soi-même. Une invi­ta­tion au voyage. Tous les livres que j’ai lus et qui m’ont rete­nue furent des pre­mières lec­tures. Quand je découvre un auteur, j’en lis l’œuvre toute entière. Si je devais tou­te­fois en rete­nir une qui a mar­qué mon jeune âge, je cite­rais Le bar­rage contre le paci­fique.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Dans le désordre : Bri­gitte Fon­taine, Camille, Julien Doré, Phi­lippe Kathe­rine, Baschung, les Rita Mit­souko, Stro­mae, Jonas, Gold­man, Bras­sens, Brel, Bar­bara, Ferré, Gains­bourg, Reg­giani. Et puis Léo­nard Cohen et tant d’autres… Amy Winehouse.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Faulk­ner. N’importe quel pas­sage de n’importe quel livre ! C’est un voyage sans billet.

Quel film vous fait pleu­rer ?
« Sur la route de Madi­son », film réa­lisé par Clint East­wood avec Meryl Streep. Quand la ren­contre se fait désir, il faut être prêt à tout perdre – ce que l’on a comme ce que l’on n’a pas. C’est pas pour les bour­geois. J’sais pas pour vous, mais moi, après un film comme ça, j’porte le deuil.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez vous ?
J’adore les miroirs pour autant qu’ils ne reflètent pas ! J’aime faire men­tir les miroirs, j’aime qu’ils racontent une autre his­toire que celle qu’on attend d’eux. Les miroirs ne disent jamais autant la vérité que lorsque qu’on les fait men­tir. J’aime jouer avec les miroirs, les inté­grer à mon travail.

A qui n’avez vous jamais osé écrire ?
A Mar­gue­ritte Duras que je croi­sais sou­vent à Trou­ville, aux Voiles, aux Vapeurs, sur la plage… J’aurais voulu lui dire mon admi­ra­tion pour Lol V Stein, Le vice consul, L’amour..

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Trou­ville, un des lieux de l’enfance. Ma côte nor­mande a abrité Proust, Flau­bert, Duras. C’est un lieu où j’ai un hori­zon, un ciel déme­suré, des cou­chers de soleil inter­chan­geables, la vie du ciel, de la terre et de la mer, l’embouchure du fleuve, la ville en contre­bas. À Paris, la ver­ti­cale dévore l’horizontale, gri­gnote le ciel, bouche l’horizon. A Trou­ville en revanche : du ciel par­tout jusqu’au point où le ciel se mêle à la mer, allégé des pesan­teurs du réel, c’est ici que je jette l’ancre pour chan­ger d’air.

Quels sont les écri­vains et artistes dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Dif­fi­cile de faire un tri. Je vous dirais mes com­pa­gnons de tou­jours : Faulk­ner, Albert Cohen, Proust, Flau­bert, Sol­lers, Djian…
Pour les artistes Larry Sul­tan, qui fait la part belle au quo­ti­dien. Mar­cel Duchamp, Man Ray, Beuys, Saul Lei­ter, Gerhard Rich­ter, Bacon, qui créent, cha­cun, une esthé­tique de la beauté, une réflexion inti­me­ment liée à la méta­phore ; Fran­cesca Wood­man, Sarah Moon, Sophie Calle, Louise Bour­geois, Gabor Osz, Meye­ro­witz, Höfer, Sugi­moto et Mar­gue­rite Duras pour leur rap­port à la fémi­nité, au vide, au silence, au manque, à l’absence, au néant, à l’immobilité. Tous tra­vaillent à leur manière sur le plein du vide.
Et puis, Lacan pour son génie de « lalangue » qui illu­mine le rap­port au langage.

Qu’aimeriez vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Les gens que j’aime autour de moi, dans une France plurielle !

Que défen­dez vous ?
Par ces temps de grandes tur­bu­lence, plus que jamais les valeurs de la répu­blique, de la démo­cra­tie, de la laï­cité, de la tolé­rance. Leur réac­tua­li­sa­tion devient une urgence prio­ri­taire alors que nous ne voyons pas encore aujourd’hui qui serait capable de repré­sen­ter cor­rec­te­ment, et pour le plus grand nombre, de quoi domp­ter ce réel qui a pris le mords aux dents. La res­pon­sa­bi­lité quo­ti­dienne de nos actes dans le lien social nous appa­raît aujourd’hui à ciel ouvert.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » ?
La force de cette phrase est qu’elle nous fait perdre tous nos repères sur ce que nous ima­gi­nons de l’amour. Elle nous rap­pelle que le don qui a le plus de valeur est celui de notre manque, nommé désir.

Que pen­sez vous de celle de W. Allen « La réponse est oui, mais quelle était la ques­tion ?
Celle que je pré­fère de W. Allen, c’est : « J’ai des ques­tions à toutes vos réponses. »

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Quelle réponse ai-je oublié de vous donner ?

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 18 mars 2017.

5 Comments

Filed under Entretiens, Erotisme

5 Responses to Sylvie Aflalo Dora l’exploratrice des horizons mystérieux : entretien avec l’artiste

  1. Assayag

    Sympa l’ inter­view. Inté­res­sante comme l’artiste semble l être.

  2. alberto lasala

    I like this artist.

  3. Jean-Marie Bergaentzlé

    Oui, rebon­dir de fil en aiguille sur les mul­tiples reflets com­mu­ni­quants des arts et des lettres… Sur ces mots qui valo­risent une créa­tion. Parce que cette créa­tion vous happe, déclenche en vous des émo­tions. La pho­to­gra­phie n’a jamais fini de vous éton­ner, vous la pho­to­graphe prise dans le filet de la dis­tor­sion de la lumière, par le piège de l’objectif au moment où vous avez cru anti­ci­per, fixé ce moment, sus­pendre l’instant… Et voilà que vous êtes sou­mis par des effets contraires d’accepter que vous ne fus­siez pas entiè­re­ment maître du jeu de cet ins­tant et qu’un acteur que vous ne soup­çon­niez pas à chan­ger la donne vous for­çant la main d’accepter une fois votre tirage en main que vous deviez le par­ta­ger non pas avec le hasard, qui lui n’existe pas, mais la syn­chro­ni­cité cette heu­reuse coïn­ci­dence qui nous connecte à notre intui­tion… Étonnez-moi encore Syl­vie. Jean-Marie Ber­gaentzlé / Miodrag.

  4. MureYale

    Artiste raf­fi­née , brillante et drôle! Bravo pour ce tra­vaille remarquable !!

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