Rosa Montero, La chair

Un récit  prag­ma­tique sur le sen­ti­ment  amou­reux exa­cerbé sans retour

Rosa Mon­tero scrute, avec son héroïne qui vient d’atteindre la soixan­taine, les effets de l’âge, l’arrivée iné­luc­table de la vieillesse et les consé­quences de celle-ci sur une vie amou­reuse. Sole­dad entend bien conti­nuer à aimer dans tous les sens du terme, y com­pris l’amour phy­sique, char­nel, un domaine consi­déré comme tabou, sur­tout pour la femme.
À par­tir du moment où celle-ci ne peut plus enfan­ter, les “bonnes consciences” consi­dèrent qu’elle ne doit plus avoir de désirs phy­siques, de rela­tions sexuelles. Pour­tant, c’est sans doute le meilleur moment de sa vie amou­reuse : pou­voir faire l’amour sans la crainte d’être enceinte.

Sole­dad a soixante ans et son amant l’a quit­tée pour faire un enfant à sa femme. Elle est furieuse et ne rêve que de ven­geance. Elle consulte un site d’escorts pour trou­ver ce qui lui per­met­tra de prendre sa revanche sur Marco. Fina­le­ment, elle choi­sit Adam qu’elle trouve le plus beau pour l’accompagner à l’Opéra. Si elle est remar­quée par ses connais­sances avec ce jeune homme dont l’allure ne laisse indif­fé­rent ni les femmes ni les hommes, elle ne voit pas la cible de sa vin­dicte. Au der­nier acte, lors du grand air qui lui rap­pelle tant de bons sou­ve­nirs, elle craque, éclate en san­glots irré­pres­sibles, trans­for­mant son visage et son maquillage en désastre. C’est en sor­tant qu’elle croise Marco et assou­vit tout de même sa ven­geance en lisant dans le regard de celui-ci le mécon­ten­te­ment de la voir ainsi accom­pa­gnée,  d’autant qu’Adam a le geste de ten­dresse appro­prié.
En sor­tant du théâtre, tout dérape. Pas­sant près de l’épicerie chi­noise où Sole­dad fait toutes ses courses, ils voient un homme armé d’un cou­teau qui s’en prend à l’épicier avant de fuir. Adam le rat­trape, l’immobilise et le frappe vio­lem­ment. Le sang gicle et tache ses vête­ments. Sole­dad, mal­gré les pré­co­ni­sa­tions du site qui recom­mande d’éviter de rece­voir l’escort chez soi,  l’emmène dans son appar­te­ment pour lui soi­gner la main. Com­mence alors, pour le couple, une rela­tion embrouillée, ardente, ris­quée, voire dangereuse…

La roman­cière brosse avec Sole­dad un pano­rama du besoin d’amour, du besoin d’être aimé et d’aimer. Elle raconte avec une verve peu com­mune les états d’âmes d’une femme qui voit son corps vieillir, se dégra­der, qui pense que les occa­sions de rete­nir un homme près d’elle sont de plus en plus hypo­thé­tiques. Elle explore, à tra­vers le filtre de son per­son­nage, dif­fé­rentes visions de l’amour, dif­fé­rents niveaux et émet des avis cir­cons­tan­ciés et per­ti­nents sur la valeur des sen­ti­ments.
Elle inter­roge sur la force de ceux-ci, sur cette exi­gence, sur les excès que peut entraî­ner leur recherche ou leur conser­va­tion, tant pour l’objet de ces émo­tions que pour celui qui vit cet amour.

Paral­lè­le­ment à la vie per­son­nelle de son héroïne, elle dresse avec l’activité pro­fes­sion­nelle une fresque des auteurs mau­dits où elle fait montre d’une éru­di­tion remar­quable sur le sujet. Elle démontre que la malé­dic­tion qui s’attache à ces auteurs trouve sa source dans un sen­ti­ment amou­reux exa­cerbé qui reste sans retour. Elle pro­pose ainsi, des por­traits remar­quables de William Bur­roughs, Luis Free­man, Guy de Mau­pas­sant, Tho­mas Mann…
Elle émaille son récit de nombre de réflexions pas­sion­nantes et si justes que, mal­gré le carac­tère amer de celles-ci, elles sus­citent l’envie de sou­rire, voire de rire. Elle fus­tige des réflexes socié­taux, des pré­ju­gés qu’elle estime indé­bou­lon­nables et qui pro­voquent gêne ou dou­leur pour ceux qui en sont les vic­times. Ainsi, par exemple, “…toute femelle sans enfants conti­nuait d’être per­çue comme une bizar­re­rie, une tra­gé­die, une femme incom­plète, une per­sonne à moi­tié…

La roman­cière relate éga­le­ment le poids des évé­ne­ments vécus pen­dant l’enfance sur la vie de l’adulte. Elle met en scène Dolo­rès, la jumelle de son héroïne, qui bas­cule dans la folie d’avoir trop aimé. Elle fait preuve d’une iro­nie gla­çante en choi­sis­sant les pré­noms de Sole­dad qui se tra­duit en soli­tude et Dolo­rès en dou­leurs.
Rosa Mon­tero fait montre, tout au long de son livre de beau­coup d’humour, un humour qui va de grin­çant à com­plice, de déca­pant à joyeux. Elle met les choses à nu, place les situa­tions dans une pers­pec­tive crue et concrète.
Avec La chair, Rosa Mon­tero signe un texte d’une puis­sance nar­ra­tive peu com­mune, voire déran­geant mais salu­taire pour prendre conscience d’un cer­tain nombre de faits, d’évolutions.

lire notre entre­tien avec l’auteure

serge per­raud

Rosa Mon­tero, La chair (La Carne), tra­duit de l’espagnol par Myriam Chi­rousse, Métai­lié, coll. “Biblio­thèque his­pa­nique”, jan­vier 2017, 192 p. – 18,00 €.

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