Une profusion de vies clandestines qui, mises bout à bout, disent une même expérience douloureuse, à la manière d’un choeur antique
Ce n’est pas nouveau : notre site suscite des vocations de chroniqueurs… Que ce soit grâce à un voisinage de palier, à une rencontre impromptue lors d’un anniversaire, à l’occasion d’un “événement” littéraire… ou de toute circonstance que la vie quotidienne a, dirait-on, un malin plaisir à orchestrer, l’on vient à nous avec, dans l’escarcelle, un petit texte peaufiné dans le secret de son antre de travail, disant le bonheur que l’on a eu à lire tel livre. Souvent avec talent et brio, parfois de façon plus timide et d’une plume qui demande à s’aguerrir, les candidats à la chronique continuent de se signaler…
C’est ainsi que, très récemment, nous étions contactés par Mathilde Piton, initiée au Littéraire par Baptiste Fillon. Étudiante en philosophie de l’art, Mathilde trouve tout de même le temps de quitter son domaine d’étude pour quelques balades livresques hors champ : curieuse et passionnée de littérature dans toute l’étendue que peut couvrir ce mot, elle se propose de partager ses impressions de lecture avec vous. Pour sa première contribution, elle évoque un roman difficile, qui dessillera les yeux sur des hommes et des femmes que l’on voit rarement - soit qu’ils se cachent, soit que l’on ait le cœur trop dur pour être sensible à leurs misères.
La rédaction
Le titre du roman d’Emmanuel Darley, Le Bonheur, s’étale indécemment sur la photo d’un homme au regard profond et mélancolique, emmitouflé dans une couverture rouge. Ce mot, posé sur ce regard, résume la tension présente dans tout l’ouvrage, entre un espoir idéalisé et la réalité implacable. Dans ce roman, le bonheur fait l’objet de la quête d’immigrés clandestins, ceux que l’on nomme pudiquement les “sans-papiers”. Il est tour à tour idéalisé, c’est alors un parfum ou une saveur, ou rencontré tristement, s’incarnant dans la lumière des néons, ou dans un petit carré de ciel entraperçu d’une fenêtre par une femme de ménage.
Cette profusion de vies liées à la clandestinité - immigrés, policiers, marchands de sommeil, passeurs ou simples témoins — s’écoule en mots secs, sur un rythme saccadé. Mises bout à bout, ces différentes facettes ne témoignent pourtant, à la manière d’un chœur tragique, que d’une seule et même expérience. La chronologie particulière du récit accentue la fatalité, les étapes s’enchaînant à rebours : les voix disparates des narrateurs commencent par évoquer la vie dans le “pays d’accueil”, le périple qui les y a conduits et la vie d’autrefois dans leur pays d’origine. C’est un roman sur “nulle part” et sur “personne”, sur la recherche de quelque chose d’intangible. Sans identité, ni lieu, ni issue heureuse, les clandestins sont invisibles et ne semblent même pas exister.
L’alternance de récits plus ou moins longs et de courts paragraphes, tels des aphorismes, fait de la lecture de ce roman une expérience flottante et chaotique. Le lecteur s’attache à un fil qui se perd, une autre histoire similaire commence. On reste dans la distance, l’anonymat, le non-lieu. Malgré le style dépouillé et elliptique, parfois agaçant, c’est un livre touchant. On voudrait que ce ne soit qu’une fiction, qu’il n’y ait personne caché dans le train d’atterrissage d’un avion, que les laveurs de vitre des grands magasins ne soient pas d’anciens journalistes prestigieux…
On voudrait que bonheur et liberté veuillent dire quelque chose, aussi bien ici que là-bas.
m. piton
Emmanuel Darley, Le Bonheur, Actes Sud, mars 2007, 135 p. — 18,00 €. |
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