Emmanuel Darley, Le Bonheur

Une pro­fu­sion de vies clan­des­tines qui, mises bout à bout, disent une même expé­rience dou­lou­reuse, à la manière d’un choeur antique

Ce n’est pas nou­veau : notre site sus­cite des voca­tions de chro­ni­queurs… Que ce soit grâce à un voi­si­nage de palier, à une ren­contre impromp­tue lors d’un anni­ver­saire, à l’occasion d’un “évé­ne­ment” lit­té­raire… ou de toute cir­cons­tance que la vie quo­ti­dienne a, dirait-on, un malin plai­sir à orches­trer, l’on vient à nous avec, dans l’escarcelle, un petit texte peau­finé dans le secret de son antre de tra­vail, disant le bon­heur que l’on a eu à lire tel livre. Sou­vent avec talent et brio, par­fois de façon plus timide et d’une plume qui demande à s’aguerrir, les can­di­dats à la chro­nique conti­nuent de se signa­ler…
C’est ainsi que, très récem­ment, nous étions contac­tés par Mathilde Piton, ini­tiée au Lit­té­raire par Bap­tiste Fillon. Étu­diante en phi­lo­so­phie de l’art, Mathilde trouve tout de même le temps de quit­ter son domaine d’étude pour quelques balades livresques hors champ : curieuse et pas­sion­née de lit­té­ra­ture dans toute l’étendue que peut cou­vrir ce mot, elle se pro­pose de par­ta­ger ses impres­sions de lec­ture avec vous. Pour sa pre­mière contri­bu­tion, elle évoque un roman dif­fi­cile, qui des­sillera les yeux sur des hommes et des femmes que l’on voit rare­ment
- soit qu’ils se cachent, soit que l’on ait le cœur trop dur pour être sen­sible à leurs misères.
La rédac­tion


Le titre du roman d’Emmanuel Dar­ley, Le Bon­heur, s’étale indé­cem­ment sur la photo d’un homme au regard pro­fond et mélan­co­lique, emmi­tou­flé dans une cou­ver­ture rouge. Ce mot, posé sur ce regard, résume la ten­sion pré­sente dans tout l’ouvrage, entre un espoir idéa­lisé et la réa­lité impla­cable. Dans ce roman, le bon­heur fait l’objet de la quête d’immigrés clan­des­tins, ceux que l’on nomme pudi­que­ment les “sans-papiers”. Il est tour à tour idéa­lisé, c’est alors un par­fum ou une saveur, ou ren­con­tré tris­te­ment, s’incarnant dans la lumière des néons, ou dans un petit carré de ciel entra­perçu d’une fenêtre par une femme de ménage.

Cette pro­fu­sion de vies liées à la clan­des­ti­nité - immi­grés, poli­ciers, mar­chands de som­meil, pas­seurs ou simples témoins — s’écoule en mots secs, sur un rythme sac­cadé. Mises bout à bout, ces dif­fé­rentes facettes ne témoignent pour­tant, à la manière d’un chœur tra­gique, que d’une seule et même expé­rience. La chro­no­lo­gie par­ti­cu­lière du récit accen­tue la fata­lité, les étapes s’enchaînant à rebours : les voix dis­pa­rates des nar­ra­teurs com­mencent par évo­quer la vie dans le “pays d’accueil”, le périple qui les y a conduits et la vie d’autrefois dans leur pays d’origine. C’est un roman sur “nulle part” et sur “per­sonne”, sur la recherche de quelque chose d’intangible. Sans iden­tité, ni lieu, ni issue heu­reuse, les clan­des­tins sont invi­sibles et ne semblent même pas exister.

L’alter­nance de récits plus ou moins longs et de courts para­graphes, tels des apho­rismes, fait de la lec­ture de ce roman une expé­rience flot­tante et chao­tique. Le lec­teur s’attache à un fil qui se perd, une autre his­toire simi­laire com­mence. On reste dans la dis­tance, l’anonymat, le non-lieu. Mal­gré le style dépouillé et ellip­tique, par­fois aga­çant, c’est un livre tou­chant. On vou­drait que ce ne soit qu’une fic­tion, qu’il n’y ait per­sonne caché dans le train d’atterrissage d’un avion, que les laveurs de vitre des grands maga­sins ne soient pas d’anciens jour­na­listes pres­ti­gieux…
On vou­drait que bon­heur et liberté veuillent dire quelque chose, aussi bien ici que là-bas.

m. piton

   
 

Emma­nuel Dar­ley, Le Bon­heur, Actes Sud, mars 2007, 135 p. — 18,00 €.

 
     

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