Nikos Kavvadias, Le Quart

Prends-moi par la main pour me mon­trer le monde

Le Quart, unique roman du poète grec Nikos Kav­va­dias (1910–1975) fut écrit sur les flots entre Mel­bourne et la mer Tyr­rhé­nienne, d’août 1951 à décembre 1952. Publié en Grèce en 1954, tra­duit chez Stock en 1969, il res­sort aujourd’hui chez Denoël.
 
Disons-le tout net, Le Quart ne fait pas les choses à moi­tié ! Il est de ces ouvrages qui ne laissent pas indif­fé­rent : il vous envoie une bonne gifle ou c’est vous qui l’envoyez pro­me­ner. Voilà, c’est dit ! On n’embarque pas pour une croi­sière roman­tique, pour pro­fi­ter de l’air marin à l’ombre du mât de charge. Non, pas de demi-mesure ici, de demi-teinte ou de lavis. Plu­tôt la noir­ceur d’une toile de Tur­ner, les flots cha­hu­tés, les lames en fleurs de sel à la join­ture de l’horizon, les récifs comme des chi­cots noir­cis sous le ciel plombé, et un cargo, un cer­cueil flot­tant sur la truie océane qui dévide son des­tin jusqu’à la pro­chaine rade.
 
Dès les pre­mières pages, on baigne dans la poix, dans le cam­bouis, on plonge dans le désar­roi, la mala­die. Ça schlingue le rat crevé et la misère, l’huile de marée des fonds de cales à la timo­ne­rie. Ça pue la rouille et le char­bon, les magouilles et la pri­son. L’eau est pol­luée, l’alcool fre­laté, les visages véro­lés. On dérive chez Luci­fer, on mouille dans l’anse du vice. De celui des femmes publiques, des putains fla­pies cal­fa­tées au gou­dron. Cha­leur, chancre, jurons cra­chés au bord du lit :
Je vou­drais qu’on oublie aussi mes osse­ments, mais dans un bor­del. Et que les femmes s’en servent comme canules pour leurs bocks, comme fume-cigarettes, comme sif­flets. 
 
Tenir le choc, sur­tout, mal­gré le tan­gage, le rou­lis, tenir jusqu’à la pro­chaine escale, la pro­chaine cuite dans un des ports des sept mers : Bey­routh, Sai­gon, Aden, Sin­ga­pour, Colombo, Val­pa­raiso, Yoko­hama. Puis la putain que l’on prend, debout contre un mur, sous le palan des rives du Styx. Rien ne nous est épar­gné, ni des meurtres ni des sai­gnées. Des his­toires livrées sans pudeur, cruelles et pas­sion­nées, des aven­tures de marins au long cours qui nous laissent, petits ter­riens, com­plè­te­ment débous­so­lés. Des his­toires de cœur et d’honneur sur­tout, où se lit la fierté d’être dif­fé­rent :
Vous nous plai­gnez parce que nous n’avons pas de mai­son, parce que nous mar­chons les jambes écar­tées […] Vous me faites chaud au cœur. Un lit stable, un som­meil tran­quille. […] Mais je ne chan­ge­rais pas mon métier pour le vôtre, même pour un seul jour. 
 
Et on se sur­prend à envier ces hommes d’un autre monde, à vou­loir tro­quer cos­tumes contre cirés dans un esprit de fronde.

cedric beal

   
 

Nikos Kav­va­dias, Le Quart (tra­duit du grec par Michel Sau­nier), Denoël coll. “Denoël & d’ailleurs”, juin 2006, 288 p. — 20,00 €.

 
     
 

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