Un roman tout innervé de sentiments et d’émotions tumultueux, qui questionne à demi-mot la notion même de fiction romanesque
Denis Danteil est un vieil écrivain. Romancier reconnu, gratifié d’une certaine gloire, il couve dans sa mémoire une zone obscure qu’il a toujours tenue secrète et dont rien n’a jamais filtré au fil des innombrables interviews auxquelles il s’est plié. À Joaquim, pourtant, jeune journaliste travaillant au Monde, il demande un ultime service :
Joaquim, je vous ai chargé de rédiger le récit de cette période de ma vie qui commence à Puyradour.
Cette phrase, qui est la toute première clef du livre, n’est tendue au lecteur qu’à la page 22 ; il y a, avant, quelques scènes fortes, et le nom de Denis Danteil ne surgit pas tout de suite. Quant à la situation d’interlocution, elle ne se devine que peu à peu, à travers les adresses récurrentes — Vous décrivant la scène, Joaquim, je prends conscience (…)
À Puyradour, donc, en plein cœur de la Seconde Guerre mondiale. Denis Danteil est instituteur et vit avec sa femme Thérèse. Ils forment un couple atypique puisque polygone : s’y joignent l’abbé Raphaël — lui en toute chasteté — et Hugo, l’amant allemand de Thérèse. À la libération seul Denis reste à Puyradour. Il est engagé par le propriétaire du château local comme précepteur pour son petit-fils infirme Aliocha, fonction qu’il assumera pendant trois années. À la vie marginale menée comme dans un cocon d’insouciance malgré la guerre succède une autre existence en retrait : au château rien du monde extérieur ne parvient sans être filtré par le maître des lieux ; on y vit en circuit fermé. Alors que continue de se déployer une galerie de personnages extrêmes — par leur beauté, leur puissance d’attraction érotique, leur mode de vie hors du commun ou leur esprit fragile — ouverte dès les premières lignes du récit, l’univers du château est pour Denis Danteil le lieu d’une lente et douloureuse découverte de soi à travers l’indicible fascination que lui inspire la radieuse beauté d’Aliocha.
Pour décrire Aliocha, je ne dispose que de clichés : sa blondeur et l’intensité de son regard, sa peau translucide et comme poudrée d’or…
Ce sont moins des faits, des événements qu’explore le vieil écrivain face à Joaquim que la vaste gamme des mouvements de l’âme et les séismes successifs auxquels le soumettent la prise de conscience de son homosexualité puis les affres de la passion.
Tout sauf ma vérité. Je mis beaucoup de temps à admettre qu’avec Thérèse, je m’étais trompé d’amour.
Au long d’un récit qui émeut par la violence et la crudité des souffrances évoquées l’on repère des échos, des réitérations attestant combien le retour sur soi et le rapport au passé sont difficiles à vivre.
Le narrateur brise si souvent son récit par des incises adressées à Joaquim ou par des anticipations aussitôt rejetées — mais n’anticipons pas… jette-t-il à tout moment — que cela ressemble à des points d’ancrage non pas destinés à son interlocuteur mais à lui-même qui voudrait ne pas s’égarer dans ses rêves. Des points d’ancrage qui ne seraient pas le fruit des balbutiements d’un homme redoutant de se souvenir mais plutôt des cailloux blancs semés pour marquer un chemin à peu près fiable dans la fragilité d’un univers rêvé construit au fur et à mesure que la parole s’énonce. Et ce Joaquim, journaliste au Monde… quel est son degré de réalité dans le récit ? jusqu’aux dernières pages, on ne peut s’empêcher de le soupçonner d’être simplement virtuel, une créature imaginée de toutes pièces par Denis Danteil — comme n’importe lequel de ses personnages de romans, du reste — à seule fin de faciliter sa confession car on parle plus aisément à un interlocuteur qu’on ne s’avoue les choses à soi-même.
Abel pousse très loin la peinture de la passion — qu’elle soit source d’angoisse et de frustration parce que s’abreuvant dans l’inaccompli ou de jouissances extrêmes à travers l’assouvissement total du désir. Très loin, jusqu’aux scènes les plus crûment sexuelles. L’on songe alors, a posteriori, à la beauté paroxystique prêtée à Aliocha, à la force de cette grâce brutale et animale dont est paré Franz, au caractère idéalement transgressif de Thérèse et de l’abbé… Puis le château, si bien coupé du monde — figurant un tel absolu de l’isolement qu’il pourrait supporter la majuscule initiale, d’autant mieux qu’il n’a pas de nom — prend lui aussi la dimension idéalisée d’un lieu édenique pimenté de ce qu’il faut d’épines pour n’être pas trop béatement ennuyeux et avoir ce goût du tourment sans lequel le plaisir ne saurait prétendre à la plénitude. Que l’on ajoute les références évidentes au mythe de l’Androgyne et l’on commence de supputer que cette longue confession à laquelle consent Denis Danteil est peut-être un dernier voyage fantasmatique que s’octroierait l’écrivain sous couvert de confidence-vérité — la petite satisfaction charnelle qu’il s’accorde à mots couverts avant d’interrompre son récit plaiderait d’ailleurs en faveur de cette supposition… Et malgré les apparences, ce ne sont pas les dernières pages, où Joaquim occupe seul la scène sous l’œil neutre d’un narrateur anonyme, qui lèveront l’ambiguïté — là, justement, gît la suprême jubilation du lecteur.
Ce roman laisse l’impression étrange d’être une fiction à l’intérieur de la fiction, d’un leurre à deux niveaux — un doute lui-même incertain dont on se demande si les assauts sont bien fondés… À la certitude d’avoir lu un véritable roman qui raconte les derniers mois d’un écrivain se confiant à un témoin se mêle la vague sensation d’avoir été floué — et celle, aussi, que Joaquim l’a été. Ce dernier n’aurait-il pas eu droit, en lieu et place des vérités biographiques de Denis Danteil, à ses derniers fantasmes s’épanouissant dans un univers clos, peuplé d’êtres idéalisés, où croît la fleur du désir demeuré inassouvi, exacerbé par les tortures de la jalousie ? Et le lecteur, lui, n’est-il pas en train de lire le texte très personnel d’un auteur qui regarde sa propre présence au monde, son rapport au souvenir, sa façon de nourrir son écriture de sève vécue — une méditation recouverte d’un masque de fiction à travers lequel filtrent les indices nécessaires à une inconfortable destabilisation ? Quand Denis Danteil évoque sa vie de papier l’expression est ambiguë à souhait ! ce peut être aussi bien la consistance que se reconnaîtrait un personnage de fiction à l’intérieur du roman qu’une métaphore valable pour celui-là même qui lui prête vie.
La frontière entre fantasme, réalité et fiction est brouillée et le “pacte de lecture” fissuré. Mais à demi seulement : on n’est sûr de rien, pas même d’être le jouet d’un écrivain qui, jamais dupe de ce que le travail romanesque exige de distanciation et de transformation par rapport au vécu, se plaît à distiller des ambivalences susceptibles de troubler le lecteur.
Au fait, qui est Abel ? Un être de chair — issu de quelles chairs ? Un rêve, un fantasme ? Une pure référence biblique, un symbole ? À vous de voir…
NB - Découvrez la chronique de Brigitte Aubonnet à propos d’Abel (rubrique “nos lectures”) sur le site d’Encres Vagabondes
isabelle roche
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Hugo Marsan, Abel, Mercure de France, février 2007, 192 p. — 16,00 €. |
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