Jérôme Bertin est un poète incandescent et habité. Il dépasse jusqu’à l’affect et le récit pour atteindre une sorte d’absolu littéraire dans lequel le corps garde toute sa puissance et aimante l’écriture. De tels textes peuvent paraître à certains pisse-froid ou mous et chatouilleux du bulbe, insoutenables. Mais avec l’auteur l’écriture recouvre la vie et la vie l’écriture. En de tels textes, l’impudeur — ou plutôt ce qui est pris comme tel — est irrépressible et saine. Ce qui est puisé jusqu’à la « honte » de n’être que ce « ça » cher à Beckett s’exalte et éblouit.
Entretien :
« Nos trésors sont des idées ; nos armes, des idées ; nos garanties, encore des idées » (Proudhon)
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ? Longtemps, ça a été l’envie de pisser. Aujourd’hui bleu, c’est l’espoir et l’envie de me confronter à cette drôle d’expérience qu’est la vie. Marseille me réveille. Cette ville est si douce. L’envie de fumer aussi, l’envie de café. La vie me réveille, la beauté, l’envie de mieux faire pour aimer mon prochain.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ? Dans La Route de Madison, le narrateur remercie les rêves passés pour leur douceur, leur lumière, même s’ils ne se sont jamais réalisés. Heureux de vous avoir connus dit-il. Enfant, je rêvais d’être clown ou footballeur. Pour ce qui est du premier souhait, je l’accomplis en quelque sorte dans l’humour qui habite, malgré ce qu’en disent certains, mes petits et humbles livres. Pour le second, je le suis toujours avec passion et l’écriture me permet d’en parler. Mon rêve d’adolescent était de devenir écrivain. Je suis heureux aujourd’hui de travailler avec des gens que j’aime et que j’admire, comme mes Chers Amis Laurent Cauwet ou Fabien Thevenot.
A quoi avez vous renoncé ? A rien, je ne renonce à rien. Renoncer c’est crever, à mon goût.
D’où venez-vous ? Je suis né une première fois de ma mère et de mon père. Je suis né une seconde fois avec le livre. J’ai grandi dans le Limousin profond, je viens du prolétariat culturel de Province. Mes parents voyaient du danger dans le savoir. Ils avaient en quelque sorte raison, le savoir, même modeste, isole et blesse. Par contre, il est indispensable d’apprendre et de connaître pour devenir libre. La connaissance, me semble-t-il, est un chemin de croix vers le soleil noir.
Qu’avez vous reçu en dot ? J’ai reçu en héritage l’amour de l’autre, le respect du peuple, une certaine naïveté aussi qui fait bien rire certains intellectuels actuels qui me prennent pour un candide (doux euphémisme), peu m’importe. Je suis qui je suis. Je n’ai aucune prétention. Je travaille à m’améliorer tout en sachant que je n’atteindrai jamais aucun sommet… Qu’importe, j’ai très vite le vertige.
Un petit plaisir — quotidien ou non ? Nombres de petits plaisirs agrémentent mes journées. Caresser mon chat, Bardamu, regarder la fumée de ma clope s’envoler dans la lumière, cajoler Nanette, mon Amie, regarder une jolie fille passer. Entendre la voix de ma maman au téléphone. Sentir les odeurs du Maghreb à Noailles, regarder les enfants jouer au foot à La Plaine, m’injecter par tous les pores les douceurs de la Provence, respirer les pins. Marseille est un supermarché du sourire.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ? Je crois être quelqu’un de humble, ce qui n’est pas toujours le cas des auteurs actuels. Malgré tout, l’écriture m’a fait rencontrer des personnes fantastiques. Mon frère d’encre Sylvain Courtoux, avec qui j’ai fait les 400 coups, nous fûmes de petits voyous dans notre jeunesse limougeaude, casser une vitrine ou mettre le feu à une voiture ne nous faisait pas peur. D’autres écrivains me touchent par leur humanité, ainsi Stéphane Nowak, créateur plus que juge, comme il aurait plu à Nietzsche. Pennequin, Jacques Henri Michaux, Edith Azam. J’en oublie évidemment. Je travaille beaucoup. Je produis un gros tas de matière première, et j’élague à la hache. J’aime passionnément mon travail, j’en jouis. J’apprécie qu’il demeure maintenant ma seule drogue.
Quelle est la première image qui vous interpella ? Elle vient tard. C’est certainement Shumacher fauchant Baptiston lors de la demi-finale de foot qui eut lieu à Séville en 82. J’en garde une dent contre l’injustice sous toutes ses formes. Il y a aussi des musiques, des odeurs que je n’oublierai pas. Ainsi la première valse de Chopin que j’entendis un dimanche d’automne, et qui me remplit d’une mélancolie qui ne m’a jamais vraiment quitté. Ainsi l’odeur du parfum doux des premières violettes et du foin chez mon papy paysan et résistant de la première heure. Résister au nihilisme et à la violence, voilà qui m’est de plus en plus cher. Je regrette réellement certains textes trop haineux que j’ai pu produire. La haine est un mensonge tout à fait actuel me semble-t-il. Séparer pour mieux régner semble l’apanage des esclaves qui nous gouvernent. Je leur laisse les bombes, je garde les idées.
Et votre première lecture ? J’ai appris à lire avec ma grande sœur Sandrine et Tintin… Je suis ensuite venu à la lecture très tard, grâce à ma professeure de philosophie. “La Généalogie de la morale”, “L’Ombilic des limbes”, “Les Contes de la folie ordinaire” et “Voyage au bout de la Nuit” furent déterminant dans ma manière d’appréhender la vie et l’écriture.
Quelles musiques écoutez-vous ? J’écoute de la musique en permanence, de toute sorte. Je peux m’émouvoir pour Pergolese ou Arvo Part, vibrer avec Tricky, me réveiller le bidon avec Biohazard. J’écoute beaucoup de hip hop. Ces gamins écrivent avec honnêteté et nécessité, c’est énorme, deux qualités qui sont essentielles pour vraiment dire, parler fort. Pour ce qui est du hip hop, je suis plutôt old school. J’adore Sniper, Afro Jazz, la Cliqua. Aujourd’hui j’ai un faible pour Lino qui écrit à la kalash, ce mec est brillantissime. Mention spéciale pour Die Antwoord (musique / clips) dont le travail a énormément influencé mon univers
Quel film vous fait pleurer ? Indubitablement « Deux jours » à tuer de Jean Becker, qui se clôt sur la superbe chanson de Reggiani. « Le Feu Follet », qui associe en 1962 Drieu, Louis Malle, Maurice Ronet et Satie, ce qui n’est quand même pas mal…
Quand vous vous regarder dans le miroir qui voyez vous ? Une sacrée gueule, la mienne. Elle peut paraître surprenante et disgracieuse, moi je l’aime et je ne changerai rien. C’est la tronche d’un type qui en a pris plein la gueule mais qui essaie de garder la tête droite. Vieillir m’ira bien, j’en suis sûr.
A qui n’avez vous jamais osé écrire ? A Houellebecq, pour qui j’ai beaucoup d’admiration. J’aimerais lui faire parvenir certains de mes textes, mais j’ai peur qu’il ne les aime pas. Peut-être un jour. J’ai osé écrire à Annie Ernaux, nous avons développé une petite correspondance. Elle me dit du bien de mes textes, j’en suis très fier.
Quelle ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ? Je pense à Tanger, à Jérusalem. Cependant la ville que je préfère est celle où je vis, Marseille. C’est une ville douce, métissée, souriante. Rien à voir avec l’image d’Epinal qu’en ont les gens.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ? J’aime les poètes prolétaires, Courtoux, Pennequin. Je suis très influencé par le cinéma. Des films comme « Seul contre tous », « Gummo » d’Harmony Korine, “La cérémonie” de Chabrol ont eu une influence majeure sur mon travail. Côté musical, Die Antwoord encore une fois, actuellement le rap red-neck de Billy Joe…
Qu’aimeriez vous pour votre anniversaire ? Des livres, plein de livres, toujours des livres. Une place de foot pour Handfield Road. Un chaton.
Que défendez vous ? Je veux prêter attention à tous les humiliés et offensés. Chaque jour je donne un peu d’argent à ceux qui vivent dans la vraie misère, je parle avec eux, je les écoute. J’ai aussi beaucoup de sympathie pour les prisonniers et les fous. J’ai connu une dizaine d’hospitalisations en psychiatrie. Les perdants de la terre sont mes frères, même quand ils veulent mordre comme le chien blessé, j’ai pour eux une réelle et grande empathie. J’aime l’éthique, bien me comporter, ne pas être trop pervers. C’est par l’éducation et le partage qu’une véritable révolution s’avèrera possible. Peuples de droite et de gauche enfin rassemblés contre les tyrans et les prêtres.
Que vous inspire la phrase de Lacan ? Lacan ne m’a jamais rien inspiré.
Que pensez vous de celle de W. Allen : « la réponse est oui mais quelle était la question ? J’ai beaucoup d’admiration pour ce cinéaste génial, je pense à « Zelig», mais surtout à « Annie Hall » et à « Manhattan, » si puissamment poétique. Je pense que le réalisateur d’ “Harry dans tous ses états” est un grand poète parmi les cinéastes. Je l’aime d’autant plus qu’il est facilement abordable. Pour ce qui est de cette citation, je répondrais avec humour : est-ce qu’écouter Wagner vous donne envie d’envahir la Pologne ?
Quelle question ai-je oublié de vous poser ? Pensez-vous que la pensée est la plus puissante des armes ? Question à laquelle je répondrais : Oui.
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 26 février 2017.