Un dimanche pas comme les autres
Ce roman, de prime abord, semble dans la grande tradition du roman anglais. Il en garde d’ailleurs les qualités, les perspectives sociales et un certain décor sophistiqué. Mais le livre fait tout autant penser à Blow up d’Antonioni au moment où lui aussi lorgnait vers les îles britanniques. Le récit manie les temps (passé et futur) avec subtilité au sein du point pourtant fixe et limité du moment de l’histoire : un dimanche ensoleillé du 30 mars 1924 dans le comté aristocratique du Berkshire.
Les employés y sont à demeure sauf ce dimanche précis : celui des mères (auxquels ils rendent visite une fois l’an). Durant ce bref week-end, les maîtres sont forcément gênés dans leurs vacations et pour le supporter s’invitent les uns les autres : ici les Niven et les Sheringham se retrouvent chez les Hobday dont la fille Emma doit sous peu épouser Paul le fils des Sheringham. Mais le lecteur est éloigné de la réunion des familles. L’auteur focalise l’attention uniquement sur la servante des Niven, Jane Fairchild.
L’héroïne du roman est l’amante cachée de Paul, le futur marié. Abandonnée à sa naissance et engagée dans ce qui lui parut un palais “où elle apprit tout ce qu’il fallait savoir sur les émissions nocturnes”.», Jane n’a donc personne à visiter en un tel dimanche. Et lorsqu’elle est sur le point d’emprunter un livre de Joseph Conrad dans la belle bibliothèque de ses maîtres, elle reçoit un coup de fil de Paul afin qu’elle le rejoigne dans le manoir vide.
C’est la première fois qu’un tel rendez-vous a lieu. Tout se passe bien, l’héroïne est à la fois actante et spectatrice de cet après-midi ensoleillé. Puis, Jane regarde son amant se rhabiller — car il doit rejoindre sa promise. Il laisse à sa maîtresse le loisir de rester jusqu’au soir dans la maison. Elle explore alors les différentes pièces où les objets battent en retraite car « ils n’avaient vu chose pareille : une femme nue descendant l’escalier ». Bref, le lecteur se retrouve autant chez Duchamp que chez Virginia Woolf jusqu’à ce que l’héroïne quitte le manoir « caressant la rampe, moins pour s’y appuyer que pour en apprécier le toucher délicat ».
Sous ce prétexte, l’auteur crée par l’effet d’instantané un panoramique d’une existence qui durera presque cent ans. Le lecteur accompagne ainsi celle qui est entrée dans la vie « sans même un nom, sans même connaître sa vraie date de naissance » mais dont la vie se termine dans le roman en de superbes pages. Incidemment, l’éros glisse de l’individuel au collectif et le plaisir à une discrète satire.
La mélancolie du monde s’en trouve présente mais modifiée. Le roman — en hommage à Conrad — joue, sur ou contre les idées reçues. Mais un flot emporte vers un lieu où le centre de l’amour ne coïncide pas toujours avec celui de la vie. Mais, après tout, cela importe peu. La sexualité est donc et à la fois faite d’ombres et de leur contraire. Et il ne faut pas s’en faire si l’évanescence se désagrège parfois dans l’hypothèse du réel comme promesse non tenue. Si bien que la critique du réel perd la face devant un plaisir de lecture et d’existence Tout ici ignore la honte et l’enlisement. Et c’est subtilement pervers.
jean-paul gavard-perret
Graham Swift, Le dimanche des mères, trad. anglais Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, 2017, 142 p. - 14,50 €.