Origine, fin, recommencement, le ton d’emblée est donné. Le ton d’un auteur questionné par la manière d’être au monde
Étranger au paradis de Philippe Laffitte, paru chez Buchet-Chastel … Beau titre, joli clin d’œil de l’auteur, mais aussi bel éditeur. Je ne résiste pas à l’envie de relater brièvement l’histoire de cette mythique maison d’édition, tant pour raviver l’empreinte qu’elle a laissée dans le paysage éditorial français, que pour saluer aujourd’hui son renouveau. Fondée par Roberto Corrêa dans les années vingt, les éditions Corrêa deviennent les éditions Buchet-Chastel à l’arrivée d’Edmond Buchet et de Jean Chastel. La maison a connu ses heures de gloire à la grande époque de l’édition indépendante, une époque où la passion des grandes découvertes et le goût de la prise de risques caractérisaient les préférences de ses éditeurs. Elle accueille ainsi Romain Rolland, André Maurois, Thomas Mann, Stefan Zweig, André Gide, François Mauriac, Paul Valéry, Marcel Moreau. Pionnière, elle traduit Lawrence Durell, Malcolm Lowry, Henry Miller, C. G. Jung, Shusaku Endo… etc.
Tout ce monde se retrouve dans Les Auteurs de ma vie, pages du journal intime de l’éditeur, mort en 1997, réédité, comme un hommage, par les nouveaux repreneurs, Vera et Jan Michalski. En reprenant ce journal, mais aussi en publiant une nouvelle traduction du Quo Vadis de Henryk Sienkiewicz, et plus tard la correspondance Miller-Durrell, avec des inédits, Vera et Jan Michalski indiquent qu’ils ne veulent pas du passé faire table rase mais œuvrer comme des archéologues.
Leur souci est également de moderniser la maison. Un gros travail est réalisé sur l’objet livre. La ligne graphique est entièrement remaniée et épurée ; la maquette et la typographie ont été confiées au graphiste et illustrateur Frédéric Pajak, auteur de Chagrin d’amour (PUF), qui a repris et redessiné la cariatide des éditions Corrêa. Un soin particulier est apporté aux choix des couvertures, gris smaragdin pour le domaine français, le légendaire orange pour la littérature étrangère. La recherche de nouveaux talents aussi - Marie-Hélène Laffon, Cookie Allez, Fabrice Pataud… et Philippe Lafitte qui signe là son troisième roman.
Étranger au paradis
Plaisir des yeux, plaisir du toucher lorsque, délicatement, on éprouve la texture granuleuse du papier. Puis on ouvre le livre, on hume, on feuillette, on lit.
Vous ouvrez les yeux. Vous êtes là où le vent souffle. Vous courez en silence et une phrase vous vient à l’esprit. Puis deux, puis trois. Tout commence et tout finit. Des mots qui semblent n’avoir aucun sens ou au contraire en contenir plusieurs résonnent dans votre tête. La mer est source de vie, la mer est à l’origine de tout.
Origine, fin, recommencement, le ton d’emblée est donné. Le ton d’un auteur questionné par la manière d’être au monde, par l’enfermement et la possibilité de trouver des ouvertures. Est-ce que la vie triomphe toujours ? demande le vieil homme qui se meurt, en 2032, dans un hôtel du bout du monde. Un vieillard qui voit défiler les souvenirs de sa vie dans les années perdues d’un siècle déjà lointain. Son enfance au sein d’un orphelinat à faire les 400 coups en compagnie d’un vrai dur, Lotr le Gitan. Les premières fugues, les délits d’errance à la recherche d’un ailleurs, les femmes qui se dessinent sur une route déjà assombrie par les brumes du quotidien et de l’habitude. La fuite en avant, la vitesse pour ne pas avoir à penser, pour ne plus pouvoir s’arrêter.
24 heures, le temps du roman. D’un roman où passé et présent se frottent ou se heurtent. Qu’avons-nous fait de notre existence ? se questionne l’alité, dont les seules distractions sont l’observation de sa déliquescence, et les visites d’une troublante infirmière qui lui apporte un verre d’eau le soir venu et réveille par ses caresses sur son corps de cacochyme un sentiment de chaleur, Un monde que vous avez connu il y a très longtemps. Une infirmière vraiment ? Ou bien Charon nocher des enfers transformé en salariée du sexe ? 24 heures pour se questionner sur la vie et ses désenchantements, une journée pour retrouver l’insouciance et l’innocence. Comme s’il n’était pas trop tard, comme si ce voyage où l’auteur nous convie n’était pas, somme toute, déjà écrit.
Qu’avons-nous fait de notre existence ? Que laisserons-nous au moment de foncer dans le noir ? Ce livre interroge, mais interroge seulement. Il se termine alors que les pages gagnaient progressivement en profondeur. Dommage. On me rétorquera que c’est ainsi qu’il est d’usage d’écrire aujourd’hui, que les auteurs, les éditeurs, les hommes sont pressés. Il me vient à l’esprit une pensée de Paul Bowles :
Mais pour se sentir vivant, l’homme ne doit-il pas d’abord cesser de se penser un être en marche ? Tout objectif oublié, ne doit-il pas y avoir un arrêt complet ? Une voix qui dit : “attends” ?
frederic grolleau
Philippe Lafitte, Etranger au paradis, Buchet-Chastel, 2006, 201 p. — 13,00 € |