L’histoire d’un siècle qui prit le nom d’une puissance
Nous vivons le moment du reflux de la grande marée américaine qui a couvert le monde pendant la deuxième moitié du XXème siècle. Les pieds dans le sable, nous constatons que le paysage a changé. Comme après toute grande marée, des traces subsistent : dans les flaques nagent quelques poissons porte-avions, se réfugiant dans les canettes vides d’une boisson gazeuse. Autant de signes d’une influence encore vivante mais héritée d’un passé qui s’éloigne, alors que la pleine mer se replie sur elle même, au large. La mer va-t-elle revenir ? Non, les enfants du siècle américain devront apprendre à vivre sans l’Amérique. Le temps est venu de prendre conscience de ce qui s’est passé, de se réveiller et sortir de l’eau. Ce livre nous raconte ce qui s’est passé.
Tout commence en 1941 avec la publication d’un long article écrit par le magnat de la presse Henry Luce et publié dans son magazine Life. Pour la première fois paraît l’idée d’un « siècle américain ». Cet appel messianique invitant les États-Unis à modeler un monde nouveau à l’image des États-Unis est le point de départ du récit. Les références à cet article au contenu peu original, mais prophétique, irriguent l’ouvrage jusqu’à la dernière page. Elles donnent ainsi une cohérence à une étude qui aurait pu imploser sous l’effet des multiples dimensions qu’elle aborde.
La force de cet ouvrage aurait pu être une faiblesse, tant l’influence des États-Unis a été complète. Les analyses géopolitiques succèdent aux analyses économiques et sociales, sans que les dimensions culturelles, politiques et militaires ne soient négligées. L’ensemble fonctionne, s’articule et s’emboîte sans accrocs de manière lisse et fluide tant le propos est maîtrisé et le projet clair : ce livre s’inscrit dans une perspective globale qui fait du lien entre les dimensions internes des États-Unis et leurs projections mondiales l’élément clé de la démonstration. Si l’ouvrage revient de manière assez classique sur les réussites et les échecs des ambitions globales américaines il arrive à les articuler avec les ressources et les ambiguïtés profondes de leurs réalisations. Les projections de puissance sont mises en regard avec les contradictions inhérentes au modèle de société que les États-Unis ont incarné à merveille.
Pierre Melandri, historien spécialiste des relations internationales et des États-Unis parvient ainsi à réaliser un tour de force, un trois-en-un : son livre est à la fois une histoire des relations des États-Unis avec le monde, une histoire du monde américain et une histoire des États-Unis eux– mêmes. Le tout nourri par des exemples et des citations aussi percutantes que précises. Quand l’histoire est globale, les moindres faits peuvent avoir de grandes significations : le jazz fut selon Eisenhower le “meilleur diplomate” de l’Amérique. Un écrivain soviétique a même affirmé que le jazz avait été « l’arme secrète numéro un » des Américains.
Le jazz, comme d’autres créations culturelles, soutenu en douceur par le pouvoir comme instrument d’une lutte contre l’ennemi soviétique a ainsi servi, peut-être malgré lui, à convertir le monde au capitalisme consumériste. L’américanisation du monde ne s’est pas imposée, elle a gagné « les cœurs et les esprits » au cour d’un processus dans lequel la domination politique, économique et militaire fut décisive. L’idée d’un siècle américain détermine la logique d’un système global qui a une histoire, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans une temporalité circonscrite, avec ses origines, son apogée et son déclin.
Au début des années 60 « le siècle américain paraît plus que jamais rayonner de mille éclats » mais « Las ! L’excès de confiance tend à se traduire en arrogance. » Le livre raconte le passage d’un monde qui rêvait d’Amérique à une Amérique qui n’a plus fait rêver. Un désenchantement du monde partagé par l’Amérique elle-même. Ces États-Unis, qui ont été le cœur de ce turbo-capitalisme planétaire sans contre modèle ni frein global depuis les années 1990 sont parvenus à ne plus croire en eux-mêmes.
Avec toute leur puissance technique engagée en Afghanistan, en Irak ils ne sont pas parvenus à construire de régime stable, incapables de transformer une victoire militaire en victoire politique, devenant la « pire de toutes les choses – un occupant inefficace » de l’aveu même des autorités en 2004. Le XXIème siècle ne sera pas américain.
Comme si les Américains, tout en globalisant le monde, avaient oublié de se globaliser eux-mêmes, pour reprendre les termes d’une formule du politologue Fareed Zakaria, mise en exergue dans la conclusion de l’ouvrage. Ce simple constat du crépuscule de l’idole américaine rentre en résonance avec l’actualité. L’ouvrage fut imprimé en octobre 2016, quelques semaines avant l’élection improbable mais significative du bouffon milliardaire, incarnation tragi-comique d’une Amérique et d’un nouveau monde sans boussoles, dont l’American Dream est à la dérive.
camille aranyossy
Pierre Melandri, Le siècle américain, une histoire. Editions Perrin, Paris, Octobre 2016, 668 p. — 28,00 €.