Uljana Wolf, annalogue des oranges & annalogue des fleurs

Babel et ses gardiens

Contrat Main per­met – sauf erreur — la pre­mière tra­duc­tion en fran­çais de la poé­tesse et tra­duc­trice Uljana Wolf. Pas­cal Poyet réus­sit un réel exploit. Citons par exemple un court extrait de la ver­sion ori­gi­nale de anna­logue des oranges  :
“I, a native something-or-other-girl
solide
geis­tige Nah­rung and she diges­ted
mit affek­ti­ver ath­le­tik
und orangenpoetiqqqqq ».

Face à la gageure d’une telle tra­duc­tion, Poyet a eu l’intelligence de com­plé­ter le fran­çais joux­tant l’anglais et l’allemand du texte afin de per­mettre d’apprécier un cor­pus dont le sens est inter­lin­gual : « quand il est l’heure des oranges, ist keine zeit, no time at all, plus de temps pour rien. je ne me nour­ris que d’oranges, at least they exist, n’y aurait-il plus grand-chose d’autre, no things at all, nicht viel. »

Cette babé­li­sa­tion de la langue répond chez Uljana Wolf en ces deux livres à un pro­jet pré­cis. Reprendre « l’histoire » de celle dont l’auteure endosse l’identité  signa­lée  ci-dessus « I, a native quelque chose girl ». Il s’agit de la jeune Vien­noise Ber­tha Pap­pen­heim qui fut soi­gnée par Joseph Breuer pour troubles d’anxiété et d’hallucinations. En confor­mité avec la tra­di­tion cura­tive de l’époque lorsqu’il s’agissait des femmes, l’hystérie fut diag­nos­ti­quée. “Anna O.” (la patiente sera connue ainsi dans les Études sur l’hystérie de Freud et Breuer) fut soi­gnée selon une double tech­nique, là encore aux sources de la psy­cha­na­lyse :  par une cure ou ramo­nage par libre asso­cia­tions d’idées qui firent de Freud un Mythe.
Les symp­tômes d’Anna O com­pre­naient la perte de cohé­rence lin­guis­tique : par moments,  Anna ne par­lait et ne com­pre­nait que l’anglais. Ce fut donc une pro­jet de choix pour ses sbires.

Spécia­liste des jeux de lan­gage, des flots pho­né­tiques et cog­ni­tifs des divers nœuds entre l’anglais et l’allemand, Uljana Wolf trouve là un sujet idéal. Les deux textes « thé­ma­tiques » pro­posent des formes hybrides de ce qui est bien plus qu’un mono­logue. For­mel­le­ment et syn­taxi­que­ment, ils ren­versent les lignes dites logiques là où jaillit la « voix » réso­lu­ment impar­faite, gre­vée de silences et d’errata joyeu­se­ment musi­caux. L’auteur semble enre­gis­trer la conscience « en désordre » de la patiente. Mais, de fait, elle en trans­forme la voix au moment où Anna est étouf­fée par la tutelle « médi­cale » ins­ti­tu­tion­nelle et machiste dont le but est de broyer l’identité fémi­nine.
Uljana Wolf « venge » ainsi son modèle his­to­ri­que­ment mar­qué : « eux : rétré­cis­se­ment du champ visuel ! moi : les dons d’anna blume ! et ils vident les lieux, anéan­tis par ma mémoire à trous. » Elle pro­pose sa folie pour dénouer les fils dans les­quels Freud et Breuer vou­lurent l’enlacer. Les lignes poly­glottes deviennent obsé­dantes, et glo­rieuses et se moquent du logos éculé des «savants » de l’époque.

La logo­ma­chie pluri-linguistisue n’a rien d’un jeu. Elle casse la bar­rière des attentes sté­réo­types des maîtres-« queues » en exper­tises men­tales. Ils sont per­dus dans ce lan­gage qui déboule, fluc­tue. Jus­tice est ren­due à celle qui fut à la fois « défaite » et « refaite ».
Néan­moins, elle put sor­tir des fourches cau­dines de la psy­cha­na­lyse « mâligne ». Face au fléau mas­cu­lin, elle allait deve­nir tra­vailleuse sociale, défen­seuse des femmes juives et pion­nière du féminisme.

jean-paul gavard-perret

Uljana Wolf,  anna­logue des oranges , anna­logue des fleurs, tra­duits de l’allemand par Pas­cal Poyet, Contrat Main édi­tions, 2017.

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Filed under Non classé, Poésie

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