Fernando Pessoa, Bureau de Tabac

Mon nom est Personne

Comme le pré­cise Hour­cade dans sa post­face, Pes­soa pousse au plus loin sa « rage des­truc­trice à laquelle rien ne résiste, pas même sa dignité d’homme souf­frant ». Elle jaillit dès les pre­miers mots du livre :« Je ne suis rien. / Je ne serai jamais rien. / Je ne peux vou­loir être rien. / À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde. » Néan­moins et comme le prouvent ces vers, si Alvaro de Cam­pos se veut raté, Pes­soa (son double en écri­vain) réus­sit plei­ne­ment son œuvre. Elle prouve que les plus beaux chants du monde sont bien les chants déses­pé­rés.
Bureau de Tabac  (signé de son vrai nom) est un des der­niers textes de l’auteur. Il fut publié en 1934 dans la revue « Pre­sença » moins d’un an avant sa mort. Celui dont le nom d’écrivain signi­fie « Per­sonne » prouve que — comme l’écrivait Beckett — « L’absence (est) le meilleur des biens ». Absence à soi, au monde mais un même temps éma­na­tion para­doxale d’un moi sin­gu­lier et plu­riel, ambigu puisque Pes­soa n’aura fait que brouiller les pistes jusqu’à ce texte devenu de reprises en reprises tes­ta­men­taire : « Je suis aujourd’hui vaincu, comme si je connais­sais la vérité;/ lucide aujourd’hui, comme si j’étais à l’article de la mort, / n’ayant plus d’autre fra­ter­nité avec les choses / que celle d’un adieu, cette mai­son et ce côté de la rue /se muant en une file de wagons, avec un départ au sif­flet venu du fond de ma tête,/ un ébran­le­ment de mes nerfs et un grin­ce­ment de mes os qui démarrent ».

Celui qui de fait est né que pour ça : à savoir la lit­té­ra­ture — aura ouvert les portes — utime para­doxe — de son mur qui en était privé. Il l’a de fait défoncé par son chant d’âme morte mais au corps si inten­sé­ment vivant en sa pas­si­vité. Esclave de ses propres étoiles et étran­ger au jour, il sut qu’il n’y a « d’autre méta­phy­sique que les cho­co­lats ». Ils valent toutes les reli­gions à celui qui, depuis sa man­sarde, s’intéressa à un ciel débar­rassé de tout dieu. Depuis la fenêtre de ce lieu et face contre terre ‚il contem­pla la rue, ses trot­toirs aux vivants qui passent et repassent.
Pes­soa fut donc un «Etran­ger » de Camus en chair et os, ten­tant tou­jours de réagen­cer la réa­lité de manière pro­vi­soire. Il retour­nait à sa table de tra­vail en conti­nuant de fumer, sans idéal ni espé­rance sinon celle que la lit­té­ra­ture pou­vait lui accorder.

jean-paul gavard-perret

Fer­nando Pes­soa, Bureau de Tabac  (Edi­tion défi­ni­tive), édi­tion Unes, bilingue, tra­duc­tion Rémy Hour­cade, 2017, Nice, 64 p. –14,00 €.

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One Response to Fernando Pessoa, Bureau de Tabac

  1. Carreira Anne Marie

    BUREAU DE TABAC, PAR FERNANDO PESSOA.

     

    Je ne suis rien
    Jamais je ne serai rien.
    Je ne puis vou­loir être rien.
    Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.

    Fenêtres de ma chambre,
    de ma chambre dans la four­mi­lière humaine unité igno­rée
    (et si l’on savait ce qu’elle est, que saurait-on de plus ?),
    vous don­nez sur le mys­tère d’une rue au va-et-vient conti­nuel,
    sur une rue inac­ces­sible à toutes les pen­sées,
    réelle, impos­si­ble­ment réelle, pré­cise, incon­nais­sa­ble­ment pré­cise,
    avec le mys­tère des choses enfoui sous les pierres et les êtres,
    avec la mort qui par­sème les murs de moi­sis­sure et de che­veux blancs les humains,
    avec le des­tin qui conduit la guim­barde de tout sur la route de rien.

    Je suis aujourd’hui vaincu, comme si je connais­sais la vérité;
    lucide aujourd’hui, comme si j’étais à l’article de la mort,
    n’ayant plus d’autre fra­ter­nité avec les choses
    que celle d’un adieu, cette mai­son et ce côté de la rue
    se muant en une file de wagons, avec un départ au sif­flet venu du fond de ma tête,
    un ébran­le­ment de mes nerfs et un grin­ce­ment de mes os qui démarrent.

    Je suis aujourd’hui per­plexe, comme qui a réflé­chi, trouvé, puis oublié.
    Je suis aujourd’hui par­tagé entre la loyauté que je dois
    au Bureau de Tabac d’en face, en tant que chose exté­rieu­re­ment réelle
    et la sen­sa­tion que tout est songe, en tant que chose réelle vue du dedans.

    J’ai tout raté.
    Comme j’étais sans ambi­tion, peut-être ce tout n’était-il rien.
    Les bons prin­cipes qu’on m’a incul­qués,
    je les ai fuis par la fenêtre de la cour.
    Je m’en fus aux champs avec de grands des­seins,
    mais là je n’ai trouvé qu’herbes et arbres,
    et les gens, s’il y en avait, étaient pareils à tout le monde.
    Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise. À quoi penser ?

    Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ?
    Être ce que je pense ? Mais je crois être tant et tant !
    Et il y en a tant qui se croient la même chose qu’il ne sau­rait y en avoir tant!
    Un génie ? En ce moment
    cent mille cer­veaux se voient en songe génies comme moi-même
    et l’histoire n’en retien­dra, qui sait ?, même pas un ;
    du fumier, voilà tout ce qui res­tera de tant de conquêtes futures.
    Non, je ne crois pas en moi.
    Dans tous les asiles il y a tant de fous pos­sé­dés par tant de cer­ti­tudes !
    Moi, qui n’ai point de cer­ti­tude , suis-je plus assuré, le suis-je moins ?
    Non, même pas de ma per­sonne…
    En com­bien de man­sardes et de non-mansardes du monde
    n’y a-t-il à cette heure des génies-pour-soi-même rêvant ?
    Com­bien d’aspirations hautes, lucides et nobles –
    oui, authen­ti­que­ment hautes, lucides et nobles –
    et, qui sait peut-être réa­li­sables…
    qui ne ver­ront jamais la lumière du soleil réel et qui
    tom­be­ront dans l’oreille des sourds ?
    Le monde est à qui naît pour le conqué­rir,
    et non pour qui rêve, fût-ce à bon droit, qu’il peut le conqué­rir.
    J’ai rêvé plus que jamais Napo­léon ne rêva.
    Sur mon sein hypo­thé­tique j’ai pressé plus d’humanité que le Christ,
    j’ai fait en secret des phi­lo­so­phies que nul Kant n’a rédi­gées,
    mais je suis, peut-être à per­pé­tuité, l’individu de la man­sarde,
    sans pour autant y avoir mon domi­cile :
    je serai tou­jours celui qui n’était pas né pour ça ;
    je serai tou­jours, sans plus, celui qui avait des dons ;
    je serai tou­jours celui qui atten­dait qu’on lui ouvrît la porte
    auprès d’un mur sans porte
    et qui chanta la romance de l’Infini dans une basse-cour,
    celui qui enten­dit la voix de Dieu dans un puits obs­trué.
    Croire en moi ? Pas plus qu’en rien…
    Que la Nature déverse sur ma tête ardente
    son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes che­veux ;
    quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout…

    Esclaves car­diaques des étoiles,
    nous avons conquis l’univers avant de quit­ter nos draps,
    mais nous nous éveillons et voilà qu’il est opaque,
    nous nous éveillons et voici qu’il est étran­ger,
    nous fran­chis­sons notre seuil et voici qu’il est la terre entière,
    plus le sys­tème solaire et la Voie lac­tée et le Vague Illimité.

    (Mange des cho­co­lats, fillette ;
    mange des cho­co­lats !
    Dis-toi bien qu’il n’est d’autre méta­phy­sique que les cho­co­lats,
    dis-toi bien que les reli­gions toutes ensembles n’en apprennent
    pas plus que la confi­se­rie.
    Mange, petite mal­propre, mange !
    Puissé-je man­ger des cho­co­lats avec une égale authen­ti­cité !
    Mais je pense, moi, et quand je retire le papier d’argent, qui d’ailleurs est d’étain,
    je flanque tout par terre, comme j’y ai flan­qué la vie.)
    Du moins subsiste-t-il de l’amertume d’un des­tin irréa­lisé
    la cal­li­gra­phie rapide de ces vers,
    por­tique déla­bré sur l’Impossible,
    du moins, les yeux secs, me voué-je à moi-même du mépris,
    noble, du moins, par le geste large avec lequel je jette dans le mou­vant des choses,
    sans note de blan­chis­seuse, le linge sale que je suis
    et reste au logis sans chemise.

    (Toi qui consoles, qui n’existes pas et par là même consoles,
    ou déesse grecque, conçue comme une sta­tue douée du souffle,
    ou patri­cienne romaine, noble et néfaste infi­ni­ment,
    ou prin­cesse de trou­ba­dours, très– gente et de cou­leurs ornée,
    ou mar­quise du dix-huitième, loin­taine et fort décol­le­tée,
    ou cocotte célèbre du temps de nos pères,
    ou je ne sais quoi de moderne – non, je ne vois pas très bien quoi –
    que tout cela, quoi que ce soit, et que tu sois, m’inspire s’il se peut !
    Mon coeur est un seau qu’on a vidé.
    Tels ceux qui invoquent les esprits je m’invoque
    moi-même sans rien trou­ver.
    Je viens à la fenêtre et vois la rue avec une abso­lue net­teté.
    Je vois les maga­sins et les trot­toirs, et les voi­tures qui passent.
    Je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent,
    je vois les chiens qui existent eux aussi,
    et tout cela me pèse comme une sen­tence de dépor­ta­tion,
    et tout cela est étran­ger, comme toute chose. )

    J’ai vécu, aimé – que dis-je ? j’ai eu la foi,
    et aujourd’hui il n’est de men­diant que je n’envie pour le seul fait qu’il n’est pas moi.
    En cha­cun je regarde la gue­nille, les plaies et le men­songe
    et je pense : « peut-être n’as-tu jamais vécu ni étu­dié, ni aimé, ni eu la foi »
    (parce qu’il est pos­sible d’agencer la réa­lité de tout cela sans en rien exé­cu­ter) ;
    « peut-être as-tu à peine existé, comme un lézard auquel on a coupé la queue,
    et la queue sépa­rée du lézard fré­tille encore frénétiquement ».

    J’ai fait de moi ce que je n’aurais su faire,
    et ce que de moi je pou­vais faire je ne l’ai pas fait.
    Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.
    On me connut vite pour qui je n’étais pas, et je n’ai pas démenti et j’ai perdu la face.
    Quand j’ai voulu ôter le masque
    je l’avais collé au visage.
    Quand je l’ai ôté et me suis vu dans le miroir,
    J’avais déjà vieilli.
    J’étais ivre, je ne savais plus remettre le masque que je n’avais pas ôté.
    Je jetai le masque et dor­mis au ves­tiaire
    comme un chien toléré par la direc­tion
    parce qu’il est inof­fen­sif –
    et je vais écrire cette his­toire afin de prou­ver que je suis sublime.

    Essence musi­cale de mes vers inutiles,
    qui me don­nera de te trou­ver comme chose par moi créée,
    sans res­ter éter­nel­le­ment face au Bureau de Tabac d’en face,
    fou­lant aux pieds la conscience d’exister,
    comme un tapis où s’empêtre un ivrogne,
    comme un paillas­son que les roma­ni­chels ont volé et qui ne valait pas deux sous.

    Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, et à la porte il s’est arrêté.
    Je le regarde avec le malaise d’un demi-torticolis
    et avec le malaise d’une âme bru­meuse à demi.
    Il mourra, et je mour­rai.
    Il lais­sera son enseigne, et moi des vers.
    À un moment donné mourra aussi l’enseigne, et
    mour­ront aussi les vers de leur côté.
    Après un cer­tain temps mourra la rue où était l’enseigne,
    ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits.
    Puis mourra la pla­nète tour­nante où tout cela s’est pro­duit.
    En d’autres satel­lites d’autres sys­tèmes cos­miques, quelque chose
    de sem­blable à des humains
    conti­nuera à faire des genres de vers et à vivre der­rière des manières d’enseignes,
    tou­jours une chose en face d’une autre,
    tou­jours une chose aussi inutile qu’une autre,
    tou­jours une chose aussi stu­pide que le réel,
    tou­jours le mys­tère au fond aussi cer­tain que le som­meil du mys­tère de la sur­face,
    tou­jours cela ou autre chose, ou bien ni une chose ni l’autre.

    Mais un homme est entré au Bureau de Tabac (pour ache­ter du tabac ?)
    et la réa­lité plau­sible s’abat sur moi sou­dai­ne­ment.
    Je me sou­lève à demi, éner­gique, convaincu, humain,
    et je vais médi­ter d’écrire ces vers où je dis le contraire.
    J’allume une ciga­rette en médi­tant de les écrire
    et je savoure dans la ciga­rette une libé­ra­tion de toutes les pen­sées.
    Je suis la fumée comme un iti­né­raire auto­nome, et je goûte, en un moment sen­sible et com­pé­tent,
    la libé­ra­tion en moi de tout le spé­cu­la­tif
    et la conscience de ce que la méta­phy­sique est l’effet d’un malaise passager.

    Ensuite je me ren­verse sur ma chaise
    et je conti­nue à fumer
    Tant que le des­tin me l’accordera je conti­nue­rai à fumer.

    (Si j’épousais la fille de ma blan­chis­seuse,
    peut-être que je serais heu­reux.)
    Là-dessus je me lève. Je vais à la fenêtre.

    L’homme est sorti du bureau de tabac (n’a-t-il pas mis la
    mon­naie dans la poche de son pan­ta­lon?)
    Ah, je le connais: c’est Estève, Estève sans méta­phy­sique.
    (Le patron du bureau de tabac est arrivé sur le seuil.)
    Comme mû par un ins­tinct sublime, Estève s’est retourné et il m’a vu.
    Il m’a salué de la main, je lui ai crié: « Salut Estève ! », et l’univers
    s’est recons­truit pour moi sans idéal ni espé­rance, et le
    patron du Bureau de Tabac a souri.

    Álvaro de Cam­pos, 15 jan­vier 1928

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