Tout fonctionne sur le mode de la variation là où la matière langagière se pulvérise à travers les éclats d’un miroir qui traverse les temps . Chaque image n’est donc que ce qu’en disait déjà Diderot lorsqu’il écrivait :“dans mon imagination, elle n’est qu’une ombre passagère”. Mais cette ombre possède chez Gilbert la capacité à devenir l’inquiétante zone du vivant là où pourtant le vivant disparaît puis revient jusqu’à devenir matière de langage — rien de moins, rien de plus.
Dans Une ombre au tableau et sans doute parce que tant de silhouettes traversent le temps, le sens dissout toute sécurité en ce qui semble parfois une « foirade » au sens premier du terme. L’image se recompose passant d’un certain réalisme vers une forme de surréalisme puis à une vision conceptuelle jusqu’à ce que cette image sorte du tableau. Le « vous » - qui rappelle certaines prises à parti chère au Nouveau Roman — comme d’ailleurs la manière qu’a l’auteur de faire de l’image le sujet de la fiction — ramène le sujet à la vie par l’intermédiaire de la femme – Signora et Miss K — qui est l’autre sujet du livre voire son point d’ancrage dans le labyrinthe des temporalités.
En son nécessaire transfuge, des glissements ont lieu loin des motifs parfois poussiéreux. Le lecteur pris de vertige dans ce montage ne capitalise parfois plus rien. Il se laisse aller au pur plaisir d’un corpus qui répond à la simple curiosité du visible, du lisible mais tout autant au désir de voir ce qui est absence, manque, ombre. Tout danse là où sautent les verrous du monde. Lire n’est plus saisir, appréhender, c’est se laisser envahir par un flux auquel Gilbert donne « corps » pour offrir une sorte d’immanence de l’état de rêve éveillé au moment où la matière à lire se transforme à l’état d’évidence lumineuse.
Une telle écriture offre une expérience intense. Les apparences sont mangées afin que d’autres images nous mangent, nous enveloppent comme celles de nos rêves dans leur force majeure — n’oublions jamais que lorsque nous rêvons nous ne croyons pas que l’on rêve. L’apparent délire de L’auteur donne vie car il parle vraiment la confusion mentale dans le flots des images. Il fait passer de l’illusion subie à l’illusion exhibée. Il existe donc une condition « littorale » de l’oeuvre en tant que lieu des extrêmes, des bords et des débordements. L’auteur en est le géomètre mais sans jamais ciseler des surfaces et arrêtes polies, lisses, achevées pas plus que des axiomes purs.
L’œuvre permet de se perdre et de se retrouver tant elle souligne le fait que signalait Giaccometti : “j’ai toujours eu l’impression d’être un personnage vague, un peu flou, mal situé”. Le corps ne disparaît pas. Il apparaît sous un autre registre que celui d’une ombre « portée », dans l’aire d’un jeu qui laisse en « plan » toutes les réponses au qui suis-je ? La langue comme l’image n’est plus l’indice de la possession carnassière des apparences dont le prétendu “réalisme” représente la forme la plus détestable.
“Qu’ils ne viennent plus nous emmerder avec ces histoires d’objectivité et de choses vues” écrivait déjà Beckett. Il pourrait trouver dans Gilbert un auteur conséquent dont ce livre permet de cerner le corps en une saisie différentielle et l’image en dessous d’un seuil de « visibilité . Et c’est parce que le tableau paradoxalement montre “mal” que la littérature parle mieux.
jean-paul gavard-perret
Dominque Gilbert, Une ombre au tableau, Editions du Littéraire, Paris, 2017, 194 p. — 19,50 €.