Dominique Gilbert, Une ombre au tableau

L’image qui revient

Tout fonc­tionne sur le mode de la varia­tion là où la matière lan­ga­gière se pul­vé­rise à tra­vers les éclats d’un miroir qui tra­verse les temps . Chaque image n’est donc que ce qu’en disait déjà Dide­rot lorsqu’il écri­vait :“dans mon ima­gi­na­tion, elle n’est qu’une ombre pas­sa­gère”. Mais cette ombre pos­sède chez Gil­bert la capa­cité à deve­nir l’inquiétante zone du vivant là où pour­tant le vivant dis­pa­raît puis revient jusqu’à deve­nir matière de lan­gage — rien de moins, rien de plus.
Dans Une ombre au tableau et sans doute parce que tant de sil­houettes tra­versent le temps, le sens dis­sout toute sécu­rité en ce qui semble par­fois une « foi­rade » au sens pre­mier du terme. L’image se recom­pose pas­sant d’un cer­tain réa­lisme vers une forme de sur­réa­lisme puis à une vision concep­tuelle jusqu’à ce que cette image sorte du tableau. Le « vous » - qui rap­pelle cer­taines prises à parti chère au Nou­veau Roman — comme d’ailleurs la manière qu’a l’auteur de faire de l’image le sujet de la fic­tion — ramène le sujet à la vie par l’intermédiaire de la femme – Signora et Miss K — qui est l’autre sujet du livre voire son point d’ancrage dans le laby­rinthe des temporalités.

En son néces­saire trans­fuge, des glis­se­ments ont lieu loin des motifs par­fois pous­sié­reux. Le lec­teur pris de ver­tige dans ce mon­tage ne capi­ta­lise par­fois plus rien. Il se laisse aller au pur plai­sir d’un cor­pus qui  répond à la simple curio­sité du visible, du lisible mais tout autant au désir de voir ce qui est absence, manque, ombre. Tout danse là où sautent les ver­rous du monde. Lire n’est plus sai­sir, appré­hen­der, c’est se lais­ser enva­hir par un flux auquel Gil­bert donne « corps » pour offrir une sorte d’immanence de l’état de rêve éveillé au moment où la matière à lire se trans­forme à l’état d’évidence lumi­neuse.
Une telle écri­ture offre une expé­rience intense. Les appa­rences sont man­gées afin que d’autres images nous mangent, nous enve­loppent comme celles de nos rêves dans leur force majeure — n’oublions jamais que lorsque nous rêvons nous ne croyons pas que l’on rêve. L’apparent délire de L’auteur donne vie car il parle vrai­ment la confu­sion men­tale dans le flots des images. Il fait pas­ser de l’illusion subie à l’illusion exhi­bée. Il existe donc une condi­tion « lit­to­rale » de l’oeuvre en tant que lieu des extrêmes, des bords et des débor­de­ments. L’auteur en est le géo­mètre mais sans jamais cise­ler des sur­faces et arrêtes polies, lisses, ache­vées pas plus que des axiomes purs.

L’œuvre per­met de se perdre et de se retrou­ver tant elle sou­ligne le fait que signa­lait Giac­co­metti : “j’ai tou­jours eu l’impression d’être un per­son­nage vague, un peu flou, mal situé”. Le corps ne dis­pa­raît pas. Il appa­raît sous un autre registre que celui d’une ombre « por­tée », dans l’aire d’un jeu qui laisse en « plan » toutes les réponses au qui suis-je ? La langue comme l’image n’est plus l’indice de la pos­ses­sion car­nas­sière des appa­rences dont le pré­tendu “réa­lisme” repré­sente la forme la plus détes­table.
“Qu’ils ne viennent plus nous emmer­der avec ces his­toires d’objectivité et de choses vues”
écri­vait déjà Beckett. Il pour­rait trou­ver dans Gil­bert un auteur consé­quent dont ce livre per­met de cer­ner le corps en une sai­sie dif­fé­ren­tielle et l’image en des­sous d’un seuil de « visi­bi­lité . Et c’est parce que le tableau para­doxa­le­ment montre “mal” que la lit­té­ra­ture parle mieux.

jean-paul gavard-perret

Dominque Gil­bert, Une ombre au tableau, Edi­tions du Lit­té­raire, Paris, 2017, 194 p. — 19,50 €.

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