Gianluigi Recuperati reprend l’histoire — classique s’il en est — d’un homme et d’une femme. Mais pas n’importe lesquels. Les deux sont seuls au monde et se retrouvent — car ils se sont déjà croisés au terme d’un jeu pervers. Il était amoureux d’elle : elle non. Muet, lui s’exprime par messages écrits et cartes à jouer avec collages aux significations ésotériques. Devenu riche, il entraîne sa dulcinée en un autre jeu (le « Mind Game ») aux questions aussi drôles qu’abyssales sur le plan de l’existence. Si bien que la comédie romantique initiale dévie : elle se transforme en une narration qui fait sans doute le lit des fantasmes de l’auteur mais qui surtout introduit la fiction dans le monde de l’Internet et des images aux exhalaisons érotiques et ésotériques (agrémentées de 44 illustrations de l’auteur et de Marco Cendron).
La fiction sort de l’analyse des comportements psychologiques pour interroger les images mentales que chacun des protagonistes porte en lui. Le muet de naissance s’est construit un monde de jeu (le poker) où il se prend pour le maître du monde. Les cartes agrémentées de leurs collages deviennent son répertoire iconographique capable de contaminer les tiers. Le jeu initie un conte où, pour dire « je suis fou de toi », l’expression passe par une carte sur laquelle un homme attend l’arrivée d’une boule de bowling. Si bien que le roman devient un jeu de pistes. Le tout dans un crescendo de symboles et de superpositions afin de signifier l’évolution des sentiments les plus improbables. Le réel prend des figurations surréalistes. Comme chez Gainsbourg, certains hommes possèdent des têtes de choux.
Pour l’héroïne aussi les images sont vitales — même si elle les noie au milieu d’un flux de mots qui, pour elle, est celui de la conscience et de ses humeurs chaotiques. Toutes ses émotions se coagulent dans une « irrésistible icône » au sein de son esprit. A partir de là, tout est possible. Surtout l’impensable là où la vision des êtres est couturée d’un tissu visuel surréaliste. La femme y devient le double de son amant, d’autant qu’elle est muette à sa façon. Ses mots ne sont pas faits pour entrer en contact avec les autres : ils sont les diagrammes irrationnels de ses émotions. Et les mots de l’homme deviennent un moyen de les composter en un jeu en abyme.
Si Ione (la femme) parle, c’est sans la moindre confiance en sa capacité à dire. La communication est ailleurs : dans la symbolique étrange que chacun des protagonistes interprète à sa façon. Le dernier « mot » reste donc aux images que chacun des protagonistes use à sa guise. Apparaît une sorte de revanche des images contre le verbe au sein même d’un roman. Ce qui est le plus beau des paradoxes !
Par ailleurs, les collages sont des encollages sur les sentiments, ce qui ne les empêche pas d’être vrais mais les laissent inintelligibles. Et le roman entre dans une nouvelle dimension. Les pages deviennent pour Remi des tapis verts où se joue la vie sans besoin de paroles. Pour Ione, même si le trajet est différent, les images sont ses symboles personnels et sa manière de s’affronter au monde. Le reste n’est que parole. Preuve que ce roman est l’abîme de la fiction.
Seule la charge visuelle permet « La production du merveilleux » (titre original du livre en italien). Dès lors la durée n’est plus un écoulement mais une « suite » de cartes et de dilatation d’images. Elles n’arrêtent pas la marche du temps pour ceux qui leur sont attachés. Parfois, dans ce jeu, l’un se « couche ». Mais la fiction reste à la fois ce qui contient, sépare et donne à l’image un moyen de dépasser l’imaginaire en le faisant sortir de l’homogénéité du discours.
jean-paul gavard-perret
Gianluigi Recuperati, Mind Game (“La produzione di meraviglia”), trad. de l’italien par Vincent Raynaud, Gallimard, collection Du Monde Entier, , 2017.