Deux recueils prometteurs qui imposent une jeune voix à suivre dans le domaine de la nouvelle d’inspiration sombre
Emmanuelle Urien,
nouvelliste cruelle
En l’espace de trois mois (décembre 2005-février 2006), Emmanuelle Urien a publié deux recueils de nouvelles, une œuvre encore brève mais déjà prometteuse qui d’emblée impose une jeune voix à suivre dans le domaine ô combien ardu de la fiction brève d’inspiration sombre. Ainsi que le confesse l’écrivain sur son site, celle-ci écrit en effet majoritairement des nouvelles noires, ça c’est certain1, une inspiration qui, depuis quelques décennies, séduit de plus en plus de femmes de lettres de langue française. Dans un article publié dans la revue Littératures, j’ai pu m’attacher à le montrer à travers notamment l’exemple de certaines nouvellistes québécoises telles que Marie José Thériault, Claire Dé et Anne Dandurand2 . En France, l’amateur de récits brefs connaît bien l’œuvre nombreuse et plusieurs fois récompensée d’Annie Saumont, auteur entre autres de Noir, comme d’habitude3, un recueil dont le titre évoque bien la tonalité générale de l’ensemble de la production de la nouvelliste. En intitulant son premier livre de fictions brèves Court, noir, sans sucre, placé lui aussi sous le signe métaphorique du café, nul doute qu’Emmanuelle Urien entendait rendre implicitement hommage à sa prestigieuse aînée.
Si l’admiration pour Annie Saumont est véritable, ainsi que le confirme le site internet d’Emmanuelle Urien (rubrique “Actualité”), elle n’est pas pour autant pesante, au point d’étouffer la personnalité du jeune auteur. Bien au contraire, on est surpris, dès Court, noir, sans sucre, de l’aisance avec laquelle Emmanuelle Urien a su trouver une voix personnelle, un registre qui lui est propre. Un style, également, qui, aux antipodes du laborieux de certains jeunes écrivains, séduit par son évidence, son apparente simplicité. Plutôt que de faire étalage d’une quelconque virtuosité, la nouvelliste s’attache de toute évidence à offrir à ses histoires la forme qui lui confèrera le plus de naturel, ce supplément de grâce qui permet au lecteur de faire corps avec le récit. En cela, une nouvelle comme “Guerre lasse“4 est exemplaire. Elle se présente comme le récit halluciné d’un soldat qui, de retour du combat, revient auprès de sa femme, l’esprit encore obnubilé par la peur du danger et de la mort. Il s’agit d’un chant obsessionnel, découpé en six paragraphes et scandé par la récurrence de motifs comme les armes blanches, la couleur rouge, les éclats de lumière, véritables leitmotive qui renforcent le rythme à la fois incantatoire et inéluctable de la nouvelle. La femme, particulièrement inquiétante dans sa robe rouge, prend aux yeux du héros-narrateur fou d’angoisse et de désir un caractère irréel, quasi-surnaturel, jusqu’à devenir pour l’époux l’incarnation de sa propre mort. Avec une telle nouvelle, Emmanuelle Urien parvient parfaitement à traduire par l’écriture la confusion mentale de son personnage, permettant ainsi au lecteur d’accepter l’intrusion d’une forme de fantastique psychopathologique.
Si la nouvelliste ne dédaigne pas d’arpenter les territoires de l’étrange — on renverra également à des récits comme “Les Mouches”, dans Court, noir, sans sucre5 et “Ici finit le monde”, dans Toute humanité mise à part6 - elle manie également avec talent l’humour, et notamment l’humour noir. C’est le cas dans “Jardin secret”, une nouvelle extraite de Court, noir, sans sucre7. Clément, un adolescent, y raconte sur un mode plaisant le dernier jour de sa jeune existence, celui où il a eu l’imprudence de pénétrer dans le jardin du père Leloup, un horrible psychopathe qui, pour avoir un beau verger aux fruits savoureux, nourrit sa terre de cadavres. Avant de tuer le jeune garçon, Leloup ne manque pas de justifier ainsi sa méthode d’horticulture, au nom de l’amour de l’humanité :
Je suis un humaniste, Clément ! J’aime les êtres humains, et chaque arbre cache un homme ou une femme dont la personnalité unique m’avait frappé, parce qu’elle était riche de promesses, mais impropre à la vie telle que nous la connaissons… […] Sans ces personnes, ces fleurs en bouton, Clément, ce verger n’existerait pas. Elles ont donné un arbre, cet arbre a donné des fruits comme tu viens d’en goûter, des fruits dont la saveur rappelle l’origine et la transcende mille et mille fois…8
Ce goût pour la dérision, loin d’atténuer la noirceur des nouvelles, ne fait qu’en accentuer la cruauté, sans doute un des mots clés pour aborder les deux premiers recueils d’Emmanuelle Urien. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire “Sévices compris“9, qui raconte sur le mode de l’ironie féroce les violences conjugales subies par Marie-Margaux. Pour la nouvelliste, il s’agit de raconter le calvaire de cette femme comme s’il allait de soi, et que l’on pouvait se permettre d’en plaisanter :
Tous les samedis soirs, Marie-Margaux prenait, sans raison particulière, une bonne volée. C’était une coutume conjugale à laquelle son mari n’aurait dérogé pour rien au monde : Alain était en effet de ces hommes qui croient dur comme fer que les petites habitudes cimentent le couple, et il tenait à ce que le sien fût aussi solide que possible.10
À la lecture de la nouvelle, on peut avoir, comme le mari brutal, l’impression que Marie-Margaux accepte très bien ces violences, mais la chute apporte un cruel démenti à ces suppositions, puisque le lecteur prend congé de l’épouse “soumise” au moment où elle va assassiner Alain dans un geste résolu de délivrance.
Même si aucun discours féministe n’est ici clairement exprimé, il ne fait aucun doute que, chez la nouvelliste, la cruauté de l’homme envers la femme constitue un thème privilégié de son inspiration. C’est le cas, sur un mode intimiste mais qui n’en est pas moins oppressant, dans “Femme d’intérieur”, qui figure dans Court, noir, sans sucre11. On y découvre Pauline, opprimée par son homme12 qui la garde prisonnière dans son foyer, véritable femme intra-muros, toujours là quand il rentre pour l’avoir sous la main13, soit pour assouvir ses désirs, soit pour la battre. Cette violence entre les sexes prend des proportions atroces dans une autre nouvelle du premier recueil, “Les Mouches”. Dans le cadre des conflits ethniques du Katanga, Marianne, infirmière idéaliste dans un hôpital de brousse, se voit confrontée à l’horreur de la guerre. Parmi ses patients, deux femmes rescapées du massacre d’un village, deux cas désespérés qui ont connu les violences et les outrages des combattants : Violées, battues, puis éventrées à la va-vite et laissées pour mortes.14
Un de leurs tortionnaires est également soigné par Marianne. Les deux mourantes n’auront de cesse, par quelque mystérieux sortilège véhiculé par les caresses obsédantes des mouches, à forcer l’infirmière à assassiner le bourreau blessé :
Les mains de Marianne n’ont pas tremblé quand elle a posé sur le visage de l’homme à la gorge tranchée un sac qui a recueilli son dernier souffle. […] Pendant qu’elle officiait, l’infirmière a senti sur sa nuque le regard fou des femmes de Lubinda et le baiser frémissant des mouches.15
Toutefois, on ne saurait décemment réduire la cruauté de l’œuvre d’Emmanuelle Urien aux rapports conflictuels entre l’homme et la femme. Souvent, la nouvelliste aime à mettre le doigt sur les petits et grands malheurs du quotidien qui broient le cœur et l’âme de personnages pour la plupart très ordinaires. C’est par exemple, dans Toute humanité mise à part, la honte profonde d’un frère qui, par lâcheté, rit avec ses camarades du handicap de sa jeune sœur attardée (“Sentences “16). Dans le même recueil, on renverra également à “Livraison à domicile“17, où un vieil homme prend cruellement conscience de sa solitude au contact éphémère de Saïd, un petit Maghrébin qui un jour s’est invité chez lui. Dans plusieurs nouvelles revient de manière lancinante le thème du deuil insurmontable face à la perte d’un être aimé. On pense ainsi, dans Court, noir, sans sucre, à cet homme dont l’univers s’écroule après un accident et la mort de sa femme enceinte (“La Place du mort“18), ou bien à Mélanie Bix, femme de 35 ans, qui préfère mourir plutôt que de survivre à la disparition brutale de ses enfants et de son mari advenue six ans plus tôt (“Assistance technique“19). Avec “Le Premier qui rira”, dans Toute humanité mise à part20, on fait connaissance avec Marie-Louise, devenue folle depuis la mort de son jeune fils. Chaque année, elle organise pour les 5 ans du défunt une fête d’anniversaire à laquelle sont conviés tous les enfants du quartier. Mais, tous les ans, Marie-Louise attend en vain les jeunes invités, tandis que les voisins se réunissent les uns chez les autres […] pour rire plus à leur aise21 du désarroi de la pauvre femme.
Qu’elle œuvre dans un registre insolite, voire fantastique, ou dans une veine résolument ancrée dans le réel le plus quotidien, Emmanuelle Urien donne à découvrir, à travers ses deux premiers recueils de nouvelles riches en humour noir, un univers sombre, résolument dur et cruel. Pour autant, on ne saurait accuser l’auteur de se complaire dans le désespoir. On en veut pour preuve Toute humanité mise à part, un ouvrage où domine encore la noirceur, mais qui n’en témoigne pas moins de la volonté — et de la capacité — de l’écrivain d’élargir sa palette et de nuancer son propos en diversifiant son inspiration. Il suffit ainsi de lire “Planète béton“22, une nouvelle très réussie qui, loin des clichés à la mode, s’attache aux errances nocturnes d’un jeune de banlieue épris de mots et d’écriture plus que de violences urbaines.
NOTES
1 — Page consultée le 27 — 04 — 2006 à 09h36.
2 — E. Vauthier : “La Cruauté chez les nouvellistes québécoises de la fin du XXe siècle” in Philippe Mottet et Sylvie Vignes-Mottet (sous la direction de) : La Nouvelle québécoise contemporaine, revue Littératures, Toulouse, PUM, n°56, avril 2005, pp. 53–69.
3 — Annie Saumont : Noir comme d’habitude, 2000 ; réédition : Pocket, “Nouvelles voix”, 2001, 125 p.
4 — Emmanuelle Urien : “Guerre lasse” in Court, noir, sans sucre, L’Être minuscule, 2005, pp. 57–62.
5 — “Les Mouches”, ibid., pp. 35–40.
6 — “Ici finit le monde” in Toute humanité mise à part, Editions Quadrature, 2006, pp. 95–106.
7 — “Jardin secret” in Court, noir, sans sucre, pp. 17–28.
8 — Ibid., p. 26.
9 — “Sévices compris” in Toute humanité mise à part, pp. 23–28.
10 — Ibid., p. 23.
11 — “Femme d’intérieur”, in Court, noir, sans sucre, pp. 29–33.
12 — Ibid., p. 29.
13 — Ibid., p. 33.
14 — “Les Mouches”, ibid., p.36.
15 — Ibid., p. 39.
16 — “Sentences” in Toute humanité mise à part, pp. 77–84.
17 — “Livraison à domicile”, ibid., pp. 39–44.
18 — “La Place du mort”, in Court, noir, sans sucre, pp. 41–45.
19 — “Assistance technique”, ibid., pp. 7–15.
20 — “Le Premier qui rira” in Toute humanité mise à part, pp. 5–12.
21 — Ibid., p. 11.
22 — “Planète béton”, ibid., pp. 67–76.
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eric vauthier
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