Pablo Krantz, Le Saint cleptomane et la fille au vagin doré

Un nou­veau venu dans notre rédac­tion vous pro­pose de décou­vrir un jeune auteur argen­tin à tra­vers un pre­mier livre écrit en français

Sans doute ne saurons-nous jamais dans quelle mesure les engoue­ments livresques que nous tâchons de par­ta­ger avec vous à tra­vers ces pages sont com­mu­ni­ca­tifs… En tout cas, nous éveillons des voca­tions de chro­ni­queur, et les amou­reux de la lit­té­ra­ture sont nom­breux à sol­li­ci­ter une place dans notre rédac­tion. Il faut pour cela mon­trer d’abord le bout de sa plume…
C’est avec cette remar­quable étude d’un pre­mier recueil de nou­velles écrit en fran­çais par un auteur argen­tin qu’Éric Vau­thier nous a tout de suite convain­cus de l’accueillir parmi nous.
Récem­ment reçu doc­teur
ès lettres, Éric est pas­sionné par les lettres étran­gères (États-Unis, Amé­rique Latine, Europe de l’Est…). Mais il est avant tout un explo­ra­teur impé­ni­tent des lit­té­ra­tures fran­çaises et fran­co­phones, modernes et contem­po­raines. Ses longues études uni­ver­si­taires ne sont par­ve­nues à émous­ser ni sa pas­sion, ni sa curio­sité pour la lit­té­ra­ture dans son inépui­sable variété. S’il ne dédaigne pas le roman, la poé­sie ou le théâtre, il goûte tout par­ti­cu­liè­re­ment la nou­velle, un genre hélas ! encore trop délaissé par le public, mais qui pour­tant, par son dyna­misme et sa haute exi­gence lit­té­raire, incarne bien sou­vent une alter­na­tive salu­taire à la médio­crité du tout-venant roma­nesque de ces der­nières années. 
La rédac­tion

Décou­vrir les nou­velles
de Pablo Krantz…

L’Argen­tine, durant le siècle der­nier, n’a pas été avare en écri­vains de langue fran­çaise ; que l’on songe entre autres à Glo­ria Alcorta, amie de Borges, de Bioy Casares et de Sil­vina Ocampo, et, comme cette der­nière, maî­tresse dans l’art du fan­tas­tique ; à Nelly Kaplan, à l’univers plein de fan­tai­sie éro­tique et sur­réa­liste ; à Rafaël Pivi­dal, créa­teur de maintes fables kaf­kaïennes, ou à Copi, auteur de comé­dies et de récits grin­çants, absurdes et cruels. Autant d’écrivains qui ont éga­le­ment en com­mun de s’être illus­trés, sou­vent brillam­ment, dans le domaine de la nou­velle. Avec son pre­mier recueil publié en France aux jeunes édi­tions Les Petits matins, Pablo Krantz semble s’inscrire dans cette heu­reuse tra­di­tion. À 35 ans, cet écrivain-rocker par­fai­te­ment bilingue, né à Bue­nos Aires et ins­tallé à Paris depuis jan­vier 2002, n’est pas un débu­tant dans le récit bref ; il a déjà fait paraître en effet deux recueils dans son pre­mier pays.

Le titre de ce pre­mier livre direc­te­ment écrit en fran­çais pour­rait lais­ser pré­sa­ger une œuvre empreinte de ce cynisme “bran­ché”, vague­ment teinté de por­no­gra­phie, qui carac­té­rise le tout-venant de la lit­té­ra­ture actuelle. Il n’en est rien. Le lec­teur s’attend à des farces gros­sières ; il se trouve confronté à un recueil réso­lu­ment mélan­co­lique, dans lequel l’écrivain semble avoir beau­coup mis de lui-même, de ses sou­ve­nirs d’enfance et d’adolescence, conce­vant ses per­son­nages comme ses dou­blures dans le monde de la fic­tion. De nom­breux récits sont nar­rés à la pre­mière per­sonne du sin­gu­lier, et ren­voient à une pro­fonde nos­tal­gie de Bue­nos Aires, une ville pour­tant dans laquelle l’écrivain-narrateur de “Cycles migra­toires” avoue s’être tou­jours senti étran­ger. Bue­nos Aires, la fille illé­gi­time, le fruit d’un ménage à trois entre la déca­dence de l’Empire espa­gnol, une fran­co­phi­lie déjà désuète et un gène cor­ro­sif non encore iden­ti­fié, dû à la proxi­mité magné­tique du pôle Sud ou à la soif de ven­geance des mânes de tous les Indiens mas­sa­crés pen­dant les conquêtes suc­ces­sives. […] La Car­thage qui s’autodétruit avec fra­cas toutes les décen­nies. 

Qu’elle soit le cadre d’une his­toire d’amour avor­tée (“Maud”), des aven­tures tragi-comiques de deux ado­les­cents ama­teurs de rock arrê­tés et incar­cé­rés en pleine nuit comme de dan­ge­reux agents sub­ver­sifs parce qu’ils sont en pos­ses­sion d’un fan­zine au titre pro­vo­ca­teur (“Mes expé­riences dans le monde de la sub­ver­sion”), ou de mani­fes­ta­tions vio­lem­ment répri­mées dans un cli­mat de fin du monde (“Jeudi 20 décembre 2001″), Bue­nos Aires conserve dans l’ensemble du recueil une atmo­sphère sin­gu­lière, à la fois pleine de mélan­co­lie et char­gée d’irréalité. Mal­gré le recours régu­lier à des mots ou des expres­sions en espa­gnol, et à des noms de lieu pré­cis ren­voyant à la réa­lité géo­gra­phique de la ville, il se dégage du Bue­nos Aires de l’écrivain un cli­mat de rêve, par­fois de cau­che­mar, aux anti­podes d’un cer­tain réa­lisme, comme l’illustre bien par exemple “L’Assassin se leva de bonne heure”, sans doute une des nou­velles les plus réus­sies du recueil, où par­fois sur­gissent, en plein cœur du pay­sage urbain, des visions déli­rantes, proches du fan­tas­tique, peu­plées de démons et de sor­ciers vau­dous.
 
Les per­son­nages de Krantz, rare­ment tout à fait sor­tis du monde de l’enfance, éter­nels petits gar­çons qui feignent d’être des hommes , sont des êtres à la fois très ordi­naires mais qui tous, à des degrés divers, se révèlent ouverts à l’onirisme, aux phan­tasmes ou aux idées fixes. Il en est ainsi du jeune Anto­nio Arnoux, dans la nou­velle qui donne son titre au recueil. Il s’agit d’un être effacé et stu­dieux que l’on sur­prend un jour en train de voler une trousse dans le sac à dos d’un cama­rade d’école. Très vite, la vérité éclate : Anto­nio est un clep­to­mane ; dans sa chambre, on retrouve, minu­tieu­se­ment ran­gées, éti­que­tées, de très nom­breuses four­ni­tures sco­laires. L’enfant finira interné en cli­nique psy­chia­trique. On pense éga­le­ment à J., dans “His­toire d’amour sur fond de fourmi”, un enfant pri­son­nier de sa manie de tuer en masse les four­mis et de son ima­gi­naire peu­plé de fusées et de cos­mo­nautes. Ado­les­cents, les héros de Krantz sont volon­tiers nour­ris de rock, mais éga­le­ment de lit­té­ra­ture et de cinéma, à l’instar de Jorge qui, dans “La Chan­son de la pluie argen­tée de pois­son frit”, a la tête pleine de vieux films amé­ri­cains. Par­fois, pour ces per­son­nages, le monde de la fic­tion et celui de la réa­lité s’interpénètrent, au point de les plon­ger dans la confu­sion la plus totale. On le voit notam­ment dans “L’Assassin se leva de bonne heure”, où Harry, par un étrange effet de schi­zo­phré­nie, voit son être écar­telé entre quatre rôles, quatre per­son­na­li­tés dis­tinctes : Harry-le-sauvage-des-entrepôts-du-port, Harry-le-pauvre-diable, celui que tout le monde connaît, Harry-le-paranoïaque-irrécupérable, sans oublier ce-brave-Harry, pour qui sa mère a tant fait. 

Dans ses nou­velles, Pablo Krantz est avant tout un conteur qui aime à la fois se racon­ter des his­toires et les faire par­ta­ger à son lec­teur, n’hésitant pas à mul­ti­plier les effets d’oralité. Il suf­fit de citer “Le Saint clep­to­mane et la fille au vagin doré”, où le nar­ra­teur inter­pelle volon­tiers son audi­toire (vous ima­gi­nez bien, après tout ce que je viens de vous dire…), fei­gnant même de s’excuser auprès de lui d’ouvrir une légère […] paren­thèse dans son récit. Comme le jeune Palico, cet héri­tier de Shé­hé­ra­zade qui, dans “Un cas d’hypnose”, raconte une his­toire ter­ri­fiante à Miguela et Isa­bel Klait­zer pour retar­der le moment d’aller se cou­cher, Krantz entend bien exer­cer une emprise, un charme sur celui qui lit ou écoute sa nou­velle. Pour cela, il sait jouer de la musi­ca­lité des mots et des expres­sions, de la beauté ou de l’étrangeté des images, et d’un indé­niable sens de l’humour et de l’ironie, ainsi qu’en témoigne avec une cer­taine cruauté “Mon père était un offi­cier nazi”. Sur­tout, il pos­sède un sens cer­tain de la nar­ra­tion, n’hésitant pas, pour conser­ver l’attention de son lec­teur, à ména­ger des rup­tures de rythme dans son récit, ou même à chan­ger brus­que­ment de point de vue, comme on peut le voir dans “La Chan­son de la pluie argen­tée de pois­son frit”, où le récit est mené d’abord à la pre­mière per­sonne du sin­gu­lier, puis à la troi­sième.
Le Saint clep­to­mane et la fille au vagin doré n’est certes pas exempt de menues fai­blesses et de quelques lon­gueurs. Mais force est de consta­ter que, dans ce pre­mier recueil fran­çais, Pablo Krantz par­vient plus d’une fois à cap­ti­ver son lec­teur et à l’entraîner à sa suite dans un uni­vers dans lequel la fan­tai­sie pos­sède par­fois un goût d’amertume.

eric vau­thier

   
 

Pablo Krantz, Le Saint clep­to­mane et la fille au vagin doré, Les Petits matins, octobre 2005, 258 p. — 15,00 €.

 
     

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