Dix nouvelles où souvenirs et regrets s’invitent par touches au creux des journées pour y isncrire les petits désastres de la vie
Les dix nouvelles de ce recueil sonnent comme autant de variations élaborées à partir d’une seule ligne mélodique fondamentale — une homogénéité de ton et de thème que souligne le choix d’un titre générique — constituée de regrets, de remords, de grains de passé résurgents, et d’individus qui ne parviennent pas à être vraiment présents l’un à l’autre pendant les quelques heures qu’ils passent ensemble. Frère et sœur, amis d’enfance, amant et amante… Entre eux toujours la parole empêchée, le geste retenu, les mots prononcés qui ne sont pas ceux auxquels on a pensés — d’alileurs, une expression revient sans cesse, sous diverses formes : “Un silence s’installa”. Alors entre ces êtres au fond bien loin les uns des autres même lorsqu’ils sont enlacés se glissent un morceau de ciel, des bruits de circulation, les traînées vagues que font sur la rétine inattentive les passants impromptus… Brèches de réel à chaque fois prétextes à une incursion poétique, par la grâce d’une image ou d’une comparaison qui surprend — Dans le ciel flottaient quelques nuages pareils à des bateaux de plaisance. Ces petites touches de poésie, aussi subtiles que l’infime point de lumière qui fait éclater le regard du petit chien dans la fameuse toile de Renoir, Le Déjeuner des Canotiers, suffisent à décoller doucement les textes de la banalité terne et un peu désespérée dans laquelle ils sont ancrés.
Il est certes possible de réduire à une phrase le sujet des nouvelles, d’en énoncer ainsi l’argument — “Un frère et une sœur s’efforce de laver une dissenssion familiale très ancienne” ; “Un journaliste fait passer une audition pour un concours de sosies” ; “D’anciens camarades de classe se retrouvent une fois l’an depuis qu’ils ont quitté le lycée pour faire la fête ensemble”… Pourtant, une telle réduction est illusoire, car Michel Lambert ne raconte pas vraiment ; il fait monter à la surface d’une journée ordinaire les petits éclats de passé que ses personnages portent en eux et qu’ils s’efforcent d’oublier… ou bien de ranimer pour ne pas trop se sentir vieillir. La douleur au présent se forge à l’aune de ces occasions manquées jadis, de ces mots que l’on a tus, de cette main que l’on n’a pas saisie, de cette taille que l’on n’a pas enlacée…
Toutes ces nouvelles sentent la défaite, les faux semblants, les tentatives forcenées pour préserver de l’érosion un passé que la distance encourage à idéaliser, à magnifier. En les lisant, c’est bien un sentiment de désastre, de désastre inéluctable qui envahit — mais un désatre insidieux, qui coule insensiblement en vous parce que ces textes ne sont pas des récits “à chute” : ils ne vous happent pas par leur catastrophe finale. Non : ils vous absorbent en douceur par leur atmosphère, par la texture spéciale que Michel Lambert donne au ciel, aux senteurs de la rue, au brouhaha ambiant — ou au silence. Sans rien retracer du passé des uns ou des autres par une narration suivie et dveloppée, il installe par touches le climat de chaque récit en ranimant les choses éteintes ou en sommeil d’un seul mot, d’une brève allusion… En très peu de mots tout n’est pas dit mais suggéré, et laissé à l’interprétation du lecteur avec néanmoins une force d’évidence qui s’impose. Les souvenirs, les résurgences, les idées passantes ont dans le texte le même degré de présence que dans l’esprit des personnages et tandis qu’on lit, on a l’impression de partager leur intimité — comme l’auteur à dû la partager du temps qu’il écrivait.
Pas de grande tragédie dans ces nouvelles mais des “touches” — oui, le terme est on ne peut plus adapté car tout se joue dans l’infinie subtilité : le grand art de Michel Lambert est de savoir lester de sens, de lumière, une courte phrase, une simple expression voire un seul mot — Nous irons, à la fin d’ “Un été sans guêpe” et le dénouement se profile ; un surnom, Le Petit Sot, et l’on entrevoit, dans la nouvelle éponyme, le calvaire quotidien que vit Martine. Chacune de ces nouvelles montre l’infime touche de désastre qui vient assombrir, à l’improviste, ces bribes de vie saisies au vol. Michel Lambert semble procéder à la manière d’un aquarellsite, soignant les effets de fondu, veillant à ce qu’aucune rupture intempestive ne gâche la surface colorée : l’on glisse au fil des mots, entre passé et présent, entre ciel clément et gestes suspendus, entre silences et paroles insincères. Tout cela pour dire un affaissement plus qu’un effondrement, une dissolution lente.
Mais le verdict n’en est pas moins implacable : il n’y a pas de lâcheté, de dérobade, aussi minime fût-elle, qui soit réparable avec le temps. Rien de ce que les personnages de ces nouvelles ont pu rater dans leur jeunesse ne se rattrape une fois les années écoulées, ils se bouchent pourtant les yeux autant que le cœur et leurs tentatives pour rejouer les scènes loupées n’en sont que plus pathétiques.
Dit par l’entremise de protagonistes sans éclat, au moyen de phrases simples et d’un lexique commun au plus grand nombre — un style sobre mais rehaussé çà et là de touches (on en revient toujours là…) infiniment poétiques — le poids de l’irrémédiable qui affecte ces existences fictives bouleverse au plus profond de soi : tout lecteur y est confronté à ses propres remords, ses propres regrets — mais il y apprendra, peut-être, à ne plus laisser passer les belles opportunités de la vie…
isabelle roche
Michel Lambert, Une touche de désastre, éditions du Rocher, février 2006, 160 p. — 15,00 €. |
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