De ce recueil publié post-mortem se détache Journal d’un délicat, qui se veut l’illustration ramassée d’une déliquescence collective
Le faisandage serti d’or et d’émaux de la fin du XIXe siècle, les Salomé, les Messaline et les Hérodiade, chefs-d’œuvre luxurieux issus d’une époque fatiguée d’elle-même, font place à la première boucherie mondiale, mère du XXe siècle. Drieu la Rochelle combat à Charleroi et à Verdun, il connaît l’horreur, blessé plusieurs fois, il en revient vivant, mais brisé. Un acide moral agit sur lui comme il mange la société dont les chairs se décomposent et laissent apparaître sa charpente vermoulue, les appétits mesquins, la course vaine aux plaisirs. Par rapport à des romans antérieurs comme Gilles et Rêveuses bourgeoises, “Journal d’un délicat” se veut l’illustration plus ramassée de cette déliquescence collective.
Cette nouvelle fait partie des textes de Drieu la Rochelle publiés après sa mort dans un recueil intitulé Histoires déplaisantes. Il s’agit d’ un journal intime - encore un, diront beaucoup. Ainsi que l’exigent les règles, le narrateur est un “je” permanent ; égoïste, exclusif, d’un narcissisme pleinement assumé ne croyant qu’à lui-même, ce “je” expérimente le dilemme d’un salut métaphysique qui ne peut se vivre que dans sa chair vieillissante. Anti-héros, cet esthète marginal aime sa maîtresse, plus jeune, plus belle que lui, il la voit s’enfler de leur enfant et regarde s’approcher le couperet de l’engagement, cette fusion de deux égoïsmes, comme il l’écrit avec dégoût. Le désir le quitte. Dès lors, la rupture s’opère loin du monde, sur une île bretonne, pendant les vacances, sans heurt… elle avortera, se mariera avec un autre homme, mais le geste de la faiseuse d’ange l’aura condamnée à la stérilité. D’aucuns demanderont pourquoi nous étudions l’œuvre d’un des “salauds” de la littérature française, statut que Drieu partage avec Céline et Brasillach : contrairement à ce que l’on affirme d’habitude si fadement, à savoir que la haute littérature est universelle, qu’elle dépasse son temps, les textes de Drieu La Rochelle sont enracinés dans leur époque en ce qu’elle a de plus cruel, de plus lâche, de plus raffiné, dans sa folie de renouveau criminel, de pureté meurtrière… “Journal d’un délicat” est le récit à la première personne d’une humanité vieille et cultivée qui puise les poisons barbares de son suicide dans sa détresse sans fond et l’anéantissement de ses repères.
Ici, le désespoir de Drieu n’est plus cette décadence vaporeuse, artistique, méprisante presque par goût, comme celle de Huysmans ou de Bloy. Le monde se perd. Le “je” de Drieu n’existe pas, ou si peu, rédacteur anonyme dans une revue d’art, ce “je” nébuleux fatigué de psychologismes et d’amour physique, se lance dans la quête d’essences perdues par-delà les civilisations du passé, à commencer par celle de l’idée pure du divin. Repoussant les religions modernes, bouddhiste, chrétienne et juive qui sont à ses yeux autant de dégradations du principe primordial de divinité, sorte de fusion entre le mysticisme issu des mystères d’Éleusis et la religion aryenne, le narrateur pousse un appel désespéré vers la divinité absolue. Autant son égoïsme est fort et froid avec ses congénères, autant il tremble parmi les brumes métaphysiques :
Je suis seul. Qu’y a-t-il au fond de ce sentiment de la solitude ? Le divin séparé de lui-même se rejoint, se resserre délicieusement. Dieu est Dieu et je ne suis plus.
Ainsi, le monde des hommes est touché de cette étrange grâce des objets fragiles et sales. Les hommes sont des faiblesses, comme le narrateur lui-même, qui s’humilie devant son patron avant de se rebeller piteusement à la fin de la nouvelle en lui portant des coups qui ne l’atteindront pas. Dans cet abaissement de la fierté si instinctif et naturel apparaît la crainte de toute une humanité vis-à-vis d’elle-même :
La volonté de mon peuple meurt en moi devant mon patron. Jamais mon peuple ne se relèvera de mon fléchissement devant mon patron.
Drieu affectionne ce genre de personnage qui résume une époque dans tous ses déchirements et que l’on retrouve sous plusieurs formes dans “Le souper du réveillon”, autre nouvelle de ce recueil.
On le comprend de façon directe et contournée tant les sentiments sont parasités par les scrupules et les ennuis : au travers de cette relation amoureuse avortée à tous les sens du terme, dont même le fruit physique est tué, se joue le drame de toute une époque où les êtres ne sont plus rattachés qu’à une conscience flottante. La société n’a plus de raison d’être, ses membres sont incapables de s’aimer, de s’unir, le narrateur l’avoue lui-même concernant son ménage voué à la disparition :
Je n’ai pas peur de l’envahissement de mon âme par l’âme de l’enfant, mais j’ai peur d’être ainsi lié à Jeanne à jamais.
Le narrateur refuse l’abandon de son être dans l’union future, la question du don de soi n’a plus lieu d’être, les hommes qui ont fait ce choix le regrettent déjà, constat terrible formulé avec ce ton sublime de raffinement pervers en observant les pêcheurs de l’île bretonne sur laquelle le couple passe ses dernières vacances à deux :
Et ils violeraient les bourgeoises et ils les attelleraient avec leurs femmes à la besogne mortelle d’être des femmes d’ivrognes, enceintes de toutes les syphilis de la marine de guerre. Et moi, pourquoi est-ce que je ne tue pas mon patron qui usurpe sur tous mes royaumes, qui a mis son derrière sur mes royaumes ? C’est dans doute pourquoi il y a en moi de la honte et de l’amertume.
Lâche et dégoûté de sa lâcheté, sage et sevré de cette sagesse inutile qui ne vaccine pas contre le désespoir, le narrateur en vient, par son désenchantement total, à saper les fondements de la civilisation :
Toute notre philosophie, depuis les présocratiques jusqu’à Nietzsche, n’est qu’une ridicule contorsion au regard de l’inénarrable pureté, de l’inénarrable profondeur indienne.
Son monde erre en quête d’absolus dont l’histoire connaît la folie… Derrière l’idéal fasciste, que l’on sent affleurant dans cette nouvelle, mais qu’il ne sait pas encore ou qu’il se refuse à voir aussi criminel que les faits l’imposent, Drieu exige la mise à mort de la vieille société humaniste qui n’a pu empêcher les guerres ni le pouvoir despotique de la bêtise et de l’argent. Loin d’être une entreprise de réhabilitation, notre étude du “Journal d’un délicat” veut déterrer les angoisses déchues d’un écrivain plongé dans une époque que l’historien Duroselle qualifie lui-même de “Décadence” dans le titre de l’un de ses livres les plus célèbres sur la politique étrangère française de l’entre-deux-guerres.
Voici un peuple arrivé à sa maturité, qui sait qu’il a fait sa part, sa part terrestre, sa part humaine. Ce peuple cesse d’être humain : les uns partent vers un spirituel sans retour, les autres reviennent à l’animal…
Qui n’a pu déceler notre époque dans cette phrase du “Journal d’un délicat” décrivant la France et l’Europe des années trente ? Notre pays connaît-il aujourd’hui le déclin d’une nation dissoute dans la mondialisation comme le laissent entendre nombre de média ? La décadence est-elle une force opérante, une lente descente aux enfers depuis l’aube des temps, ou bien n’est-elle que le cours brinquebalant des choses humaines que chaque génération saisit dans son absurdité et qu’elle voudrait voir dépérir et renaître, plus pure, plus juste, devant ses propres yeux ? Le fatalisme mortifère de Drieu n’a pas dit son dernier mot.
baptiste fillon
Pierre Drieu la Rochelle, Histoires déplaisantes , Gallimard coll. “l’Imaginaire”, 1988 — 7,60 €. |
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