Pierre Drieu la Rochelle, Histoires déplaisantes

De ce recueil publié post-mortem se détache Jour­nal d’un déli­cat, qui se veut l’illustration ramas­sée d’une déli­ques­cence collective

Le fai­san­dage serti d’or et d’émaux de la fin du XIXe siècle, les Salomé, les Mes­sa­line et les Héro­diade, chefs-d’œuvre luxu­rieux issus d’une époque fati­guée d’elle-même, font place à la pre­mière bou­che­rie mon­diale, mère du XXe siècle. Drieu la Rochelle com­bat à Char­le­roi et à Ver­dun, il connaît l’horreur, blessé plu­sieurs fois, il en revient vivant, mais brisé. Un acide moral agit sur lui comme il mange la société dont les chairs se décom­posent et laissent appa­raître sa char­pente ver­mou­lue, les appé­tits mes­quins, la course vaine aux plai­sirs. Par rap­port à des romans anté­rieurs comme Gilles et Rêveuses bour­geoises, “Jour­nal d’un déli­cat” se veut l’illustration plus ramas­sée de cette déli­ques­cence collective.

Cette nou­velle fait par­tie des textes de Drieu la Rochelle publiés après sa mort dans un recueil inti­tulé His­toires déplai­santes. Il s’agit d’ un jour­nal intime - encore un, diront beau­coup. Ainsi que l’exigent les règles, le nar­ra­teur est un “je” per­ma­nent ; égoïste, exclu­sif, d’un nar­cis­sisme plei­ne­ment assumé ne croyant qu’à lui-même, ce “je” expé­ri­mente le dilemme d’un salut méta­phy­sique qui ne peut se vivre que dans sa chair vieillis­sante. Anti-héros, cet esthète mar­gi­nal aime sa maî­tresse, plus jeune, plus belle que lui, il la voit s’enfler de leur enfant et regarde s’approcher le cou­pe­ret de l’engagement, cette fusion de deux égoïsmes, comme il l’écrit avec dégoût. Le désir le quitte. Dès lors, la rup­ture s’opère loin du monde, sur une île bre­tonne, pen­dant les vacances, sans heurt… elle avor­tera, se mariera avec un autre homme, mais le geste de la fai­seuse d’ange l’aura condam­née à la sté­ri­lité. D’aucuns deman­de­ront pour­quoi nous étu­dions l’œuvre d’un des “salauds” de la lit­té­ra­ture fran­çaise, sta­tut que Drieu par­tage avec Céline et Bra­sillach : contrai­re­ment à ce que l’on affirme d’habitude si fade­ment, à savoir que la haute lit­té­ra­ture est uni­ver­selle, qu’elle dépasse son temps, les textes de Drieu La Rochelle sont enra­cinés dans leur époque en ce qu’elle a de plus cruel, de plus lâche, de plus raf­finé, dans sa folie de renou­veau cri­mi­nel, de pureté meur­trière… “Jour­nal d’un déli­cat” est le récit à la pre­mière per­sonne d’une huma­nité vieille et culti­vée qui puise les poi­sons bar­bares de son sui­cide dans sa détresse sans fond et l’anéantissement de ses repères.

Ici, le déses­poir de Drieu n’est plus cette déca­dence vapo­reuse, artis­tique, mépri­sante presque par goût, comme celle de Huys­mans ou de Bloy. Le monde se perd. Le “je” de Drieu n’existe pas, ou si peu, rédac­teur ano­nyme dans une revue d’art, ce “je” nébu­leux fati­gué de psy­cho­lo­gismes et d’amour phy­sique, se lance dans la quête d’essences per­dues par-delà les civi­li­sa­tions du passé, à com­men­cer par celle de l’idée pure du divin. Repous­sant les reli­gions modernes, boud­dhiste, chré­tienne et juive qui sont à ses yeux autant de dégra­da­tions du prin­cipe pri­mor­dial de divi­nité, sorte de fusion entre le mys­ti­cisme issu des mys­tères d’Éleusis et la reli­gion aryenne, le nar­ra­teur pousse un appel déses­péré vers la divi­nité abso­lue. Autant son égoïsme est fort et froid avec ses congé­nères, autant il tremble parmi les brumes méta­phy­siques :
Je suis seul. Qu’y a-t-il au fond de ce sen­ti­ment de la soli­tude ? Le divin séparé de lui-même se rejoint, se res­serre déli­cieu­se­ment. Dieu est Dieu et je ne suis plus.

Ainsi, le monde des hommes est tou­ché de cette étrange grâce des objets fra­giles et sales. Les hommes sont des fai­blesses, comme le nar­ra­teur lui-même, qui s’humilie devant son patron avant de se rebel­ler piteu­se­ment à la fin de la nou­velle en lui por­tant des coups qui ne l’atteindront pas. Dans cet abais­se­ment de la fierté si ins­tinc­tif et natu­rel appa­raît la crainte de toute une huma­nité vis-à-vis d’elle-même :
La volonté de mon peuple meurt en moi devant mon patron. Jamais mon peuple ne se relè­vera de mon flé­chis­se­ment devant mon patron.
Drieu affec­tionne ce genre de per­son­nage qui résume une époque dans tous ses déchi­re­ments et que l’on retrouve sous plu­sieurs formes dans “Le sou­per du réveillon”, autre nou­velle de ce recueil.

On le com­prend de façon directe et contour­née tant les sen­ti­ments sont para­si­tés par les scru­pules et les ennuis : au tra­vers de cette rela­tion amou­reuse avor­tée à tous les sens du terme, dont même le fruit phy­sique est tué, se joue le drame de toute une époque où les êtres ne sont plus rat­ta­chés qu’à une conscience flot­tante. La société n’a plus de rai­son d’être, ses membres sont inca­pables de s’aimer, de s’unir, le nar­ra­teur l’avoue lui-même concer­nant son ménage voué à la dis­pa­ri­tion :
Je n’ai pas peur de l’envahissement de mon âme par l’âme de l’enfant, mais j’ai peur d’être ainsi lié à Jeanne à jamais.
Le nar­ra­teur refuse l’abandon de son être dans l’union future, la ques­tion du don de soi n’a plus lieu d’être, les hommes qui ont fait ce choix le regrettent déjà, constat ter­rible for­mulé avec ce ton sublime de raf­fi­ne­ment per­vers en obser­vant les pêcheurs de l’île bre­tonne sur laquelle le couple passe ses der­nières vacances à deux :
Et ils vio­le­raient les bour­geoises et ils les attel­le­raient avec leurs femmes à la besogne mor­telle d’être des femmes d’ivrognes, enceintes de toutes les syphi­lis de la marine de guerre. Et moi, pour­quoi est-ce que je ne tue pas mon patron qui usurpe sur tous mes royaumes, qui a mis son der­rière sur mes royaumes ? C’est dans doute pour­quoi il y a en moi de la honte et de l’amertume.

Lâche et dégoûté de sa lâcheté, sage et sevré de cette sagesse inutile qui ne vac­cine pas contre le déses­poir, le nar­ra­teur en vient, par son désen­chan­te­ment total, à saper les fon­de­ments de la civi­li­sa­tion :
Toute notre phi­lo­so­phie, depuis les pré­so­cra­tiques jusqu’à Nietzsche, n’est qu’une ridi­cule contor­sion au regard de l’inénarrable pureté, de l’inénarrable pro­fon­deur indienne.
Son monde erre en quête d’absolus dont l’histoire connaît la folie… Der­rière l’idéal fas­ciste, que l’on sent affleu­rant dans cette nou­velle, mais qu’il ne sait pas encore ou qu’il se refuse à voir aussi cri­mi­nel que les faits l’imposent, Drieu exige la mise à mort de la vieille société huma­niste qui n’a pu empê­cher les guerres ni le pou­voir des­po­tique de la bêtise et de l’argent. Loin d’être une entre­prise de réha­bi­li­ta­tion, notre étude du “Jour­nal d’un déli­cat” veut déter­rer les angoisses déchues d’un écri­vain plongé dans une époque que l’historien Duro­selle qua­li­fie lui-même de “Déca­dence” dans le titre de l’un de ses livres les plus célèbres sur la poli­tique étran­gère fran­çaise de l’entre-deux-guerres.
Voici un peuple arrivé à sa matu­rité, qui sait qu’il a fait sa part, sa part ter­restre, sa part humaine. Ce peuple cesse d’être humain : les uns partent vers un spi­ri­tuel sans retour, les autres reviennent à l’animal…
Qui n’a pu déce­ler notre époque dans cette phrase du “Jour­nal d’un déli­cat” décri­vant la France et l’Europe des années trente ? Notre pays connaît-il aujourd’hui le déclin d’une nation dis­soute dans la mon­dia­li­sa­tion comme le laissent entendre nombre de média ? La déca­dence est-elle une force opé­rante, une lente des­cente aux enfers depuis l’aube des temps, ou bien n’est-elle que le cours brin­que­ba­lant des choses humaines que chaque géné­ra­tion sai­sit dans son absur­dité et qu’elle vou­drait voir dépé­rir et renaître, plus pure, plus juste, devant ses propres yeux ? Le fata­lisme mor­ti­fère de Drieu n’a pas dit son der­nier mot.

bap­tiste fillon

   
 

Pierre Drieu la Rochelle, His­toires déplai­santes , Gal­li­mard coll. “l’Imaginaire”, 1988 — 7,60 €.

 
     
 

Leave a Comment

Filed under Non classé, Nouvelles

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>