Figurerons-nous dans l’histoire ?
Rancière, c’est une voix. Une conscience. Une œuvre trajectoire, toute droite, à partir de cette idée, si simple et si féconde, que le peuple pense. Ce principe est indissolublement politique et esthétique, puisqu’il y va toujours d’un partage du sensible.
Dans L’inoubliable et Sens et figures de l’histoire, les deux essais d’abord écrits pour une exposition, et aujourd’hui repris pour leur intérêt propre, Rancière questionne ainsi le grand partage qu’effectuent nos images, entre ce qui figure dans l’histoire, et ce qui peine à y figurer. Comment, par delà les conventions de la peinture, les grands de ce monde et le peuple des obscurs figurent-ils dans ces images naissantes de la photographie et du cinéma ? Y a-t-il une objectivité de cet « objectif » qui semble les placer à égalité dans ce partage de la lumière qu’instaure la photographie ? Ou bien l’objectif est-il un agent double, à la fois soumis au photographe qui l’utilise, et au sujet qui commande le cliché ?Comment ces images neuves construisent-elles le temps ? Sont-elles capture de présents, ou écriture de passés, en vue d’usages à venir ? Dans quels agencements, quelles mises en scène, nous donnent-elles à lire leurs arrières-pensées ? Rancière ouvre tranquillement question vertigineuse : « que pense une image ? »
Car si l’image ne peut écrire une histoire sans écrire l’histoire, c’est toute une politique du silence qui s’ouvre, et qu’il faut bien penser. Comment donner à voir et à entendre ceux qui n’ont pas eu de place, qui n’ont jamais eu la parole, ou même ceux que l’on a fait disparaître ? La question cruciale de la visibilité du peuple va donc jusqu’à celle de la représentation de la shoah. Car cet impossible est un devoir, que l’art peut assumer. L’art, et lui seul, peut dignement rendre sensible l’inhumain, par l’inhumanité de la beauté. Car il rejoue, dans l’histoire comme dans ses images, ce grand partage du visible et de l’invisible qui est au fond celui de l’être et du non-être.
jean-paul galibert
Jacques Rancière, Figures de l’histoire, P.U.F, aout 2012, 88 p. — 10,00 €.
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Très bien !
Rancière semble ici rejoindre Georges Didi-Humerman sur le dernier point. On pourrait aussi penser aux essais d’Imre Kertesz à ce sujet…
Je ne partage pas toujours les analyses de Rancière sur certains de ses exemples, notamment Eisenstein, mais le fil conducteur de sa pensée et la question du partage du sensible sont indéniablement incontournables !
Pardon : Georges Didi-HuBerman !