Jean Jacques Viton entretient toujours un rapport paradoxal avec le genre poétique. Il apparaît ici sous forme de blocs ou plus exactement de carrés où le sujet devient — comme dirait Beckett — « fantôme que fantôme ». Cela est confirmé par le titre de la partie II « Sa voix est celle d’un fantôme » qui dément — mais à peine — celui de la partie I « Une ombre sans ombre ». Subsiste le problème de l’existence et sa gravité dans ce qui ressemble parfois à des tentatives de poèmes-romans, chirurgicaux, vécus dans le grave, à la recherche ou dans la tentative d’une résurrection où sous le joug du temps tout s’essouffle et se crispe.
Tentant de transformer le poème, Viton n’évite pas certains poncifs dans une vacation entre le particulier et le général, là où des vols d’oiseaux divers deviennent une symbolique plus ou moins opérante. Elle ne parvient pas à transformer ce canevas en véritable œuvre poétique. Tout cela se veut élégant, intelligent. Mais pour dire le monde afin de considérer que la vie humaine n’est rien devant le développement des siècles, il faudrait sans doute jouer sur un autre clavier.
Un tragique ne permet pas ici de subvertir les codes et d’en transgresser les règles du poème en dépit d’une certaine esthétisation plus sympathique que probante. « Cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra » certes, mais c’est un peu traiter le « sujet » par-dessus la jambe. L’imaginaire à fort potentiel ailé trouve là ses limites expressives.
Voulant fuir le bavardage par le cadrage serré, l’auteur y semble mal à l’aise, il perd en très grande partie sa fantaisie joyeuse qui osa le grotesque, l’ironie. Et il semble oublier ce qu’il demandait jadis aux poètes : « ne pas oublier leur babouche ou leur calumet, histoire de ne pas arriver sans un remarquable apparat, autour d’une assiette on ne sait plus à quelles scènes se vouer ». Ici l’assiette est vide. Comme si la fin et non la faim justifiait cette disette au moment où les « archives » se rapprochent de l’obscurité de leur boîte.
Poème de la vie vécue, le livre le texte ne cherche pas à vitaliser ce qui sans doute n’est pas facile à ramasser. La tentative de dire le monde demeure mais le poète a perdu sa verve au moment où le premier retourne à sa boue et le second se confond ou plutôt joue avec son spectre. Cela pourrait donner une urgence au texte mais son organisation est à la fois trop visible et confuse pour exprimer de façon convaincante les nuits tourmentées et les batailles lointaines.
Dans ces blocs épars et jointoyés qui renvoient au « drame de la vie » (Novarina) et à celui du monde qui sont censés se croiser ne se produit pas d’énergie. La chaleur sensuelle est remplacée par une forme de glaciation implicite qui ne permet pas de rompre les carrés. Ils dérivent tels des schèmes vacants dans la tentative — vaine, évidemment — de dépasser les limites et les contours de l’espace et du temps.
jean-paul gavard-perret
Jean-Jacques Viton, Cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra, P.O.L éditions, Paris, 2016.