Jean-Luc Nancy, Que faire ?

 La barre du faire

Jean-Luc Nancy appar­tient à la lignée de ces fameux intel­lec­tuels qui en appellent à l’extinction de leurs pairs par tabula rasa et qui pour le faire écrivent un énième livre. Mais tout en appe­lant au silence dont l’auteur fait l’éloge. Sans doute pour qu’on per­çoive mieux sa pen­sée, sorte de pré­cio­sité ridi­cule dans ses constats qui ne font qu’enfoncer les portes ouvertes et où le poli­tique serait censé se refaire une santé grâce à la Visi­ta­tion nan­céenne.
Néan­moins, à tant por­ter le faire au feu et la cruche phi­lo­so­phique à l’eau de sophisme, tout pen­seur finit par se caser grâce à ceux qui boivent ses paroles. Chez Nancy, cela ne date pas d’hier. Il reste un petit lacan-gourou dont le ver­biage pré­pare à la pen­sée puis la rem­place. Même Onfray se voit désor­mais occupé sur ses terres théorico-politiques cata­clys­miques. C’est dire l’état du débat phi­lo­so­phique. Ce qui n’empêche pas Nancy – au contraire — de jouir d’une cour mar­tiale : elle est consti­tuée de ceux qui vont au savoir comme la vache au taureau.

Ils sont sans doute impres­sion­nés par la matière expres­sion­niste dont l’auteur fait l’état des lieux de notre quo­ti­dien. On sent bien que celui-ci le dépasse. Mais n’osant la nos­tal­gie pour res­ter sur la « vague » et se refu­sant jamais au drame futu­ro­lo­gique, il aligne les moments de crises per­ni­cieuses qu’engendre le pro­grès pour finir dans une forme de constat tacite avec le réel tel qu’il est ou tel qu’il devient.
Et au besoin de péro­rer en un énième débat autour d’Heidegger afin de pro­po­ser  un « éloge » sous forme d’acte de contri­tion qui ne mange pas de pain et que le phi­lo­sophe alle­mand n’aurait peut-être même pas osé : « Oui nous sommes – nous, euro­péens de par­tout dans le monde – nous sommes res­pon­sables d’un uni­ver­sel et d’une his­toire deve­nus hors d’usage, misé­rables, se moquant même de leur propre déréliction ».

Son livre se lit néan­moins avec faci­lité. Non parce qu’il est  d’un com­merce clair mais parce qu’il est écrit gros d’une part. D’autre part parce que sa leçon est simple — on peut la résu­mer par : prenez-vous en main. Et d’ajouter impli­ci­te­ment : si ça ne vous fait pas de bien, pour ma part je ne m’en porte pas plus mal. Nous arri­vons ainsi à une forme de phi­lo­so­phie de l’engagement qui est une manière de déga­ger en touche. Mais à don­ner à ses ouailles une telle manière de se faire foutre, se découvre une voie toute tra­cée.
Certes, pour Nancy, « il n’y eut jamais un fonc­tion­ne­ment réel aussi simple que celui-là » : faire. A cela, une rai­son majeure : « il y a eu la repré­sen­ta­tion d’un enchaî­ne­ment de pro­jets et pro­grammes en actions ins­ti­tuantes, consti­tuantes, révo­lu­tion­naires, réfor­ma­trices. Mais aujourd’hui cet enchaî­ne­ment vaut avant tout dans l’ordre des pro­grammes tech­noé­co­no­miques, dont le fonc­tion­ne­ment s’impose lar­ge­ment à ce qui per­siste en tant qu’ordre socio­po­li­tique. Le « faire » est à repen­ser … c’est-à-dire à refaire ». On voit qu’à cette aune le lec­teur n’a plus qu’à se faire voir et avoir par un tel logos. Et sous pré­texte de mon­trer l’état de déla­bre­ment d’une Europe des génies (Dante, Des­cartes, Cer­van­tès voire Nancy lui-même) mais aussi ber­ceau des fas­cistes com­mu­nistes ou capi­ta­listes, l’inconscient idéa­liste fait retour et le lit de l’humanisme qui est feint d’être rejeté.

Nancy prouve de plus qu’en phi­lo­so­phie comme dans beau­coup de domaines la redite rend la vie ras­su­rante. Le pen­seur prend les autres pour demeu­rés, moins par cou­rage ou diag­nos­tic que pour se ras­su­rer de si bien pen­ser. Avan­çant à recu­lons, il vit en bonne intel­li­gence avec lui-même et en sachant qu’une si bonne com­pa­gnie ne doit pas se lais­ser. Qu’importe si la phi­lo­so­phie se réduit à son fan­tôme sous pré­texte de sou­li­gner la déré­lic­tion et le sui­cide du quo­ti­dien. L’approche abys­sale du monde est le jeu favori des phi­lo­sophes dits de l’action mais qui se gardent bien de la culti­ver. Ce « faire » est donc une injonc­tion envers les autres. C’est aussi la façon de les envoyer paître selon un pro­ces­sus allant de l’intérieur vers l’extérieur.
Pour atteindre cette inter­ac­tion, l’auteur estime déga­ger la « sco­rie de la sco­rie », épu­rer son lan­gage et tra­ver­ser l’illusion. Mais autant pour la bri­ser que pour la faire fruc­ti­fier. Bref, Nancy reste un maître pliant qui ne mesure pas grand-chose. On osera pré­fé­rer, phi­lo­so­phi­que­ment par­lant et face à une pen­sée aux idées reçues aussi spé­cieuses que répé­ti­tives, un Ben Vau­tier dont la vieillesse indigne réso­lu­ment joyeuse et bruyante prouve une jeu­nesse d’esprit que Nancy ignore dans son logos « bun­ke­risé ». Il faut de l’humour pour lut­ter contre l’absurdité des socié­tés et leur abus de confiance. Nancy par son sérieux leur donne plus de grains à moudre que de fil à retordre.

jean-paul gavard-perret

Jean-Luc Nancy, Que faire ? , Gali­lée, Paris, 2016

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