Gonçalo Tavarès, Un voyage en Inde

L’itinéraire d’une âme errante
 
C’est un livre épique. Un voyage ini­tia­tique. Un conte phi­lo­so­phique. Cer­tai­ne­ment pas en tout cas un roman ordi­naire. Gon­çalo M. Tavares y raconte l’odyssée d’un homme à la fois can­dide et pes­si­miste. Bloom a du sang sur les mains. Il fuit Lis­bonne et son passé pour  gagner l’Inde et cher­cher la sagesse et l’oubli .  On se perd avec lui de Londres à  Paris en pas­sant par  Vienne. Ce héros moderne tor­turé et ambi­va­lent a le don de nous amme­ner sur des che­mins qu’on pré­fè­re­rait igno­rer. Il s’interroge quand on attend de lui qu’il s’explique. Il recule quand on espère qu’il ira de l’avant.  Et nous voilà déchiré entre la com­pas­sion et le mépris.
 
L’auteur por­tu­guais sait  brillam­ment brouiller les cartes et inévi­ta­ble­ment le lec­teur s’égare. Point de bous­sole dans cette œuvre aty­pique construite en 1102 strophes et répar­tie en dix chant. Gon­çalo Tavares a choisi les vers libres pour racon­ter cette épo­pée contem­po­raine. Un clin d’oeil sur la forme  à un grand clas­sique de la lit­té­ra­ture por­tu­guaise, Les Lusiades de Camoès, qui narre la décou­verte de la route mari­time des Indes par Vasco de Gama. 
Le lec­teur est bal­loté, dupé, mys­ti­fié. L’auteur se joue de sa logique.  Rien n’est à com­prendre, tout est à res­sen­tir.
Que vous com­men­ciez sage­ment le voyage à son point de départ ou que vous déci­diez par témé­rité de suivre l’itinéraire à contre-courant, vous trou­ve­rez tou­jours une bonne rai­son de conti­nuer la lecture.  
 
Bloom, âme han­tée par ses crimes, nous ren­voie à nos propres démons : Atten­tion aux hommes qui partent la volonté che­villée au corps et heu­reux : dès la pre­mière action si néces­saire ils seront capables de tuer . Donc atten­tion Bloom à ta volonté  ( Chant I strophe 12 ). Et si Bloom a du cou­rage c’est pour mieux s’interroger sur la nature du  mal, de la souf­france et de l’angoisse : L’énergie avec laquelle on se fait écra­ser n’a pas d’importance, ce qui importe en effet c’est l’énergie qui nous reste après qu’on nous a écra­sés. (Chant III, 75)
En che­min, Gon­çalo Taveres nous souffle des véri­tés pas tou­jours agréables à entendre. Chaque homme s’estime por­teur de la mélo­die juste, mais une mélo­die n’est pas affaire de quan­ti­tés. C’est un pro­blème autre­ment plus épi­neux : une affaire d’âme. Chaque musique répond ainsi à l’indécision qu’une exis­tence porte en elle : je renonce à vivre ou je tue ? Je lutte ou j’oublie ce qui peut être inondé ?  ( Chant I, strophe 65 ). 
Mais loin de lui l’idée d’étouffer notre libre-arbitre.  Au cours du long che­min ini­tia­tique de Bloom, toutes les ques­tions ne trou­ve­ront d’ailleurs pas for­cé­ment de réponses.  Le voyage en Inde, pour qui est parti de Lis­bonne a donné lieu à de longs par­cours et de longues haltes. Bloom a-t-il appris plus quand il était en mou­ve­ment ou quand il était arrêté ? Voilà la ques­tion prin­ci­pale  (Chant X, strophe 81 ). Et c’est tant mieux.
 
L’effet des chants poé­tiques de Tava­rès se situe au-delà du men­tal. Signa­lons
qu’il y a des pro­blèmes de poé­sie bien plus épi­neux que des pro­blèmes d’algèbre. Si l’algèbre est une reli­gion rigou­reuse, la poé­sie sera une reli­gion exes­sive, une reli­gion entre l’enivrement et un espace où les mélo­dies les plus belles se reposent avant de repar­tir à la conquête des airs. Les pro­blèmes de poé­sie inter­rogent les endroits les plus vul­né­rables d’un homme. Heu­reu­se­ment Bloom a su se camou­fler à temps l’accès à ses sites dan­ge­reux. ( Chant II, strophe 50) 
 
Gon­çalo n’a pas le droit d’écrire si bien à trente-cinq ; ça me donne envie de le frap­per, écrit l’écrivain et jour­na­liste por­tu­guais José Sara­mago à pro­pos de l’auteur. Effec­ti­ve­ment, la maî­trise de Tavares est à cou­per le souffle. Un voyage en Inde est clai­re­ment une œuvre magis­trale. Mais contrai­re­ment à cer­tains grands clas­siques, ce livre n’est pas des­tiné à som­meiller dans une biblio­thèque une fois sa lec­ture ache­vée. Il doit être annoté, com­menté, par­tagé.
Pour res­ter vivant. 
 
san­dra coutoux
 
Gon­çalo Tava­rès, Un voyage en Inde, éditions Viviane Hamy, sep­tembre 2012, 494 p. - 24,00 euros
 
Gon­çalo Taveres  est né en 1970. Pro­fes­seur d’épistémiologie à Lis­bonne il est éga­le­ment l’auteur de Apprendre à prier à l’ère de la tech­nique, Prix du meilleur livre étran­ger en 2010.
 

 

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