Samuel Beckett, Lettres III (1957–1965)

Beckett et les images

Se découvre dans ce troi­sième volume des Lettres un autre Beckett : très par­tagé entre le besoin de soli­tude, de silence et la néces­sité de répondre à de mul­tiples sol­li­ci­ta­tions qui ne sont pas qu’intellectuelles. Plongé — avec hési­ta­tion, puis enthou­siasme – dans le monde théâ­tral, il col­la­bore à la mise en scène de ses propres pièces, tra­vaille à des pièces radio­pho­niques pour le B.B.C., réa­lise Film (« le plus grand film irlan­dais de tous les temps » selon Gilles Deleuze) et revient après 10 ans d’interruption à la fic­tion avec Com­ment c’est. Beckett devient plus disert sur son tra­vail qu’il décrit d’une lettre à l’autre. Et existe ici une des­ti­na­taire pri­vi­lé­giée : Bar­bara Bray — pro­duc­trice, tra­duc­trice, cri­tique qui ren­con­tra Beckett en février 1958 en pro­dui­sant All That Fall (Tous ceux qui tombent). En suit une liai­son intel­lec­tuelle et amou­reuse mécon­nue jusque par les deux bio­graphes — Bair et Knolw­son). Mais le monde (entre autres la Guerre d’Algérie) n’est pas absent de ce cor­pus majeur à qui veut connaître Beckett.
Demeurent néan­moins tou­jours les obses­sions qui hantent le créa­teur. La “crainte du noir pur. Du blanc pur. Du vide. Du silence” est le grand para­doxe de celui qui, jusqu’à la fin de son oeuvre, va  res­ter  fas­ciné par les images mais qui tente de tra­ver­ser les écrans des décors, de réin­ven­ter la vue et de rameu­ter l’inconnu. Pour Beckett, et en dehors de tous les abris, “l’objectif n’est pas tant de décou­vrir de nou­velles images qu’à jeter la mémoire au vif des des­ti­nées”. Et son art du refus n’est pas refus de l’art, mais il passe par tout un tra­vail d’effraction de l’image.

Se retrouve à pro­pos de Film entre autres, la haine vis­cé­rale envers la pho­to­gra­phie :“J’avais appris à tout sup­por­ter sauf d’être vu”. Avec en sus la crainte, comme le sug­gère Denis Roche, que  :“avec la pho­to­gra­phie nous entrons dans la mort plate » (in La dis­pa­ri­tion des lucioles). Or Beckett ne peut attendre qu’une autre mort, une mort plus “en pro­fon­deur” : celle qui empor­te­rait défi­ni­ti­ve­ment l’être. A ce titre, la “mort pro­vi­soire” engen­drée par la cap­ture pho­to­gra­phique est donc irre­ce­vable. Afin d’éviter le risque d’être aveu­glé, Beckett, face à ses propres pho­tos — tout comme son per­son­nage de Film, « O », face aux pho­tos de sa mère — doit trou­ver les moyens de “sor­tir” de ses pho­to­gra­phies, comme si leurs visions deve­naient bien plus que cet étrange aveu­gle­ment défini par Mau­rice Blan­chot : “une vision qui n’est plus pos­si­bi­lité de voir, mais impos­si­bi­lité de ne pas voir”.
Mais si la pho­to­gra­phie ne peut pas offrir une image de l’être, les Lettres délivrent une autre pho­to­gra­phie de l’auteur : celle d’un regard qui conti­nue à le voir dans son absence.

jean-paul gavard-perret

Samuel Beckett, Lettres III (1957–1965), trad. de l’anglais (Irlande) par Gérard Kahn. Gal­li­mard,  col­lec­tion Blanche, Paris, Édi­tion de George Craig, Mar­tha Dow Feh­sen­feld, Dan Gunn et Lois More Over­beck, 2016 , 812 p.

 

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