Se découvre dans ce troisième volume des Lettres un autre Beckett : très partagé entre le besoin de solitude, de silence et la nécessité de répondre à de multiples sollicitations qui ne sont pas qu’intellectuelles. Plongé — avec hésitation, puis enthousiasme – dans le monde théâtral, il collabore à la mise en scène de ses propres pièces, travaille à des pièces radiophoniques pour le B.B.C., réalise Film (« le plus grand film irlandais de tous les temps » selon Gilles Deleuze) et revient après 10 ans d’interruption à la fiction avec Comment c’est. Beckett devient plus disert sur son travail qu’il décrit d’une lettre à l’autre. Et existe ici une destinataire privilégiée : Barbara Bray — productrice, traductrice, critique qui rencontra Beckett en février 1958 en produisant All That Fall (Tous ceux qui tombent). En suit une liaison intellectuelle et amoureuse méconnue jusque par les deux biographes — Bair et Knolwson). Mais le monde (entre autres la Guerre d’Algérie) n’est pas absent de ce corpus majeur à qui veut connaître Beckett.
Demeurent néanmoins toujours les obsessions qui hantent le créateur. La “crainte du noir pur. Du blanc pur. Du vide. Du silence” est le grand paradoxe de celui qui, jusqu’à la fin de son oeuvre, va rester fasciné par les images mais qui tente de traverser les écrans des décors, de réinventer la vue et de rameuter l’inconnu. Pour Beckett, et en dehors de tous les abris, “l’objectif n’est pas tant de découvrir de nouvelles images qu’à jeter la mémoire au vif des destinées”. Et son art du refus n’est pas refus de l’art, mais il passe par tout un travail d’effraction de l’image.
Se retrouve à propos de Film entre autres, la haine viscérale envers la photographie :“J’avais appris à tout supporter sauf d’être vu”. Avec en sus la crainte, comme le suggère Denis Roche, que :“avec la photographie nous entrons dans la mort plate » (in La disparition des lucioles). Or Beckett ne peut attendre qu’une autre mort, une mort plus “en profondeur” : celle qui emporterait définitivement l’être. A ce titre, la “mort provisoire” engendrée par la capture photographique est donc irrecevable. Afin d’éviter le risque d’être aveuglé, Beckett, face à ses propres photos — tout comme son personnage de Film, « O », face aux photos de sa mère — doit trouver les moyens de “sortir” de ses photographies, comme si leurs visions devenaient bien plus que cet étrange aveuglement défini par Maurice Blanchot : “une vision qui n’est plus possibilité de voir, mais impossibilité de ne pas voir”.
Mais si la photographie ne peut pas offrir une image de l’être, les Lettres délivrent une autre photographie de l’auteur : celle d’un regard qui continue à le voir dans son absence.
jean-paul gavard-perret
Samuel Beckett, Lettres III (1957–1965), trad. de l’anglais (Irlande) par Gérard Kahn. Gallimard, collection Blanche, Paris, Édition de George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et Lois More Overbeck, 2016 , 812 p.