Rodolphe Petit crée un univers de contrastes entre le comique et le tragique. Rosées et tempêtes offrent un délire sage. Le regard se pose sur les êtres, lieux et choses tels qu’ils existent ou tels qu’ils se rêvent mais en s’en détachant presque aussitôt. Mieux vaut, semble-t-il, les laisser flotter en leur incertitude, alors même que l’effort de l’auteur pour les décrire est minutieux. Méfions-nous néanmoins des apparences. Les présences forment une compagnie capricieuse que le romancier métaphysicien raté (mais pas vraiment) rencontre dans ses plongées.
Ne nous trompons pas : la danse entre réalité et rêve reste avant tout la combinaison obtenue par le savant dosage d’un regard attentif, d’une érudition discrète riche de références mythologiques, théologiques et littéraires. Le tout avec le plus grand soin dans un souci affiché de rythme et d’harmonie. L’auteur écrit non pour prendre possession des choses et des êtres, mais seulement pour effleurer la réalité, comme elle se donne : par bribes et par éclairs. La mort qui rôde se fait par bonheur discrète. Tout se construit sur l’ordre et le désordre que le livre sous-tend de même que le type de réalité qu’il dévoile.
L’auteur interroge le pouvoir et les limites du genre romanesque dont le sujet devient un fantasme et sa réalisation selon les termes d’un contrat où la représentation réaliste devient la scénographie de l’imaginaire. La passion du réel se retourne en passion assumée des semblants et la « vraie » fiction devient celle qui, en développant un langage propre, donne au monde sa vraie nature. Sa compréhension ne cesse d’évoluer tout au cours d’une dérive qu’appuie l’intervention plastique d’Élise Gagnebin-de Bons.
Ne pas trancher entre le noir et le blanc, le réel et le rêve revient à la fois à saisir l’acmé du monde végétal et sa fragilité là où, justement, en noir et blanc l’auteur et sa plasticienne atteignent une métaphysique de l’éphémère. Le réalisme apparent n’est plus le simple instrument d’un établi qui se fait passer pour naturel. Rodolphe Petit ne cesse de repousser les limites d’une problématique de la représentation. Il exprime aussi la dimension du monde par laquelle se pose la question du regard qu’on porte sur lui et qui n’est plus seulement affaire de perception.
Ajoutons que l’auteur ne cherche pas à offrir une vision objective. Une telle position relève de l’incroyance en un Signifié transcendant (réalité et vérité données) qui serait stable et accessible. Le tout selon une vision extrêmement réflexive et ludique à l’opposé du réalisme dont les codes se prétendent transparents. Rodolphe Petit impose les siens, donc son interprétation, si bien que chaque « figure »regarde le lecteur la regarder.
Face à l’illusion « paysagère », le créateur ne se veut pas une topographe mais un poète. Il crée une « béance oculaire » (Lacan) selon une vision qui n’est pas de l’ordre du simple point de vue : elle constitue la mise en rêve du monde et du rébus qui l’habite.
jean-paul gavard-perret
Rodolphe Petit & Élise Gagnebin-de Bons, « Je vois des formes qui n’existent plus », editions art&fiction, coll. So/So, Lausanne, 2016 — CHF 32 / € 25