Alger, la nuit
Alger… La Blanche. El Bahja : la Radieuse. El Mahroussa : la Protégée.
Alger… Laborieuse, active, exténuée, triste, complexée, inhibée, secrète, protectrice, pudique… Le jour.
Alger… Belle, flatteuse, joyeuse, excitée, exubérante, excitante, débridée, putain, tendre, affectueuse, flamboyante, impudique, violente, dangereuse, broyeuse, tueuse… La nuit.
Pendant qu’Alger du jour se repose dans les bras de Morphée, Alger de la nuit, celle qui boit jusqu’à l’ivresse ; celle qui danse jusqu’à la transe ; celle qui veille à la lueur des étoiles et de la lune ; celle qui goûte aux plaisirs du sexe jusqu’à étourdissement ; celle qui force les portes closes, libère ses ombres mal famées et lâche ses démons.
Elle fait les murs et sort dans les rues désertes. Affranchie des conservatismes et des moralismes de tous bords. Enfin !
C’est au coeur d’Alger, la nuit, cette face cachée du jour qui s’impose dans l’obscurité envahissante que le dernier recueil de nouvelles publié par les éditions Barzakh, nous invite à nous immerger.
Sept histoires, agrémentées de photographies en noir et blanc représentant des scènes de la vie quotidienne. Des imaginaires qui nous ouvrent les portes du monde secret de cette cité à l’âme envoûtante qui agit sur des personnages, enfants et adultes, les deux sexes confondus, comme un aimant.
Chaque auteur, dans un style direct et/ou indirect, dans sa propre langue et au gré de ses fantasmes, nous livre sa définition subjective de la ville.
Ce vaste espace qui, tout au long de ces histoires à la fois drôles, attendrissantes, émouvantes, attachantes, graves, endosse le rôle de personnage principal.
Chaque nouvelle met en scène une vision singulière de la ville d’Alger qui prend l’allure d’un grand corps qui aime et déteste. D’une cour des miracles. D’une terre ingrate qui violente ses enfants. D’une belle femme qui séduit, attire et tourne le dos à ses amants dès lors qu’elle a satisfait ses désirs.
Les points communs de ces auteurs ? Pour certain(es), leur amour, parfois fusionnel avec Alger lorsqu’elle devient papillon de nuit. Pour d’autres, leur haine pour ce vaste espace urbain lorsqu’il se métamorphose en ogre qui se nourrit des malheurs des êtres orphelins de chance.
Alors, comment Alger est-elle racontée à travers ces histoires ?
Comment est-elle représentée, imaginée, aimée, haïe par les personnages qui peuplent ces nouvelles ?
Sous la plume de Kamel Daoud, le narrateur-personnage, Le Minotaure 504 décrit Alger comme une transexuelle. C’est une femme qui “vous empale et qui vous prend l’argent à l’arrivée” ? C’est une “mangeuse” de gens qui, “eux-mêmes, mangent, à leur tour d’autres gens”, écrit l’auteur.
Dans sa vieille 504 qui roule sur l’autoroute, ce chauffeur de taxi de la ligne d’Alger révèle comment il a vu cette ville de près et comment il l’a défendue. Dans un style direct, cet homme raconte au narrateur-témoin qui se rend à Alger, les souvenirs de la période lorsqu’il était dans cette ville. À travers un langage qui laisse transparaître un sentiment mitigé à l’égard de cette cité, cet amoureux pathologique qui roule dans une voiture qui “sentait l’animal, le boeuf sauvage, la sueur” exprime son amour à la fois passionné et désespéré ainsi que sa haine avouée pour cette cité qui perd toute la blancheur qui fait sa splendeur dès qu’on se met à l’approcher. Car Alger de la télé est bien différente de celle qui se laisse voir sous sa réalité nue et décevante.
Passé. Présent. Tantôt l’un, tantôt l’autre, le narrateur-personnage, profondément meurtri par l’indifférence que cette ville affiche à son égard, parle, raconte, rapporte, témoigne. Tout au long de son récit qui par moments prend l’allure d’un soliloque, Il fait appel à sa mémoire afin d’en extraire des souvenirs pour nourrir son amour et maintenir le lien avec cette ville : Alger qui joue le rôle d’une amante désirée qui, malgré sa réalité décevante, poursuit son opération de charme sur ce chauffeur de taxi pris dans les mailles de l’amour passion pour cette cité qui n’est “ni homme ni femme.“
Mais une Transexuelle. Tout simplement.
Dans la nouvelle de Chawki Amari, l’Homme sans ailes, lorsque les ténèbres s’abattent sur l’immensité du chaos urbain, Alger prend l’allure d’une “ville obscure” que “les gens respectables” s’empressent de déserter. C’est alors qu’Alger change de visage pour devenir un vaste espace où des êtres désœuvrés noient leur mal vie dans l’alcool et s’adonnent à l’agressivité et à la violence.
Tout au long de cette histoire, les personnages qui mettent à nu leurs vices, leurs méfaits, leur malchance et leurs crimes nous promènent dans différents lieux d’Alger :celle des bas fonds qui s’adonne à coeur joie aux mauvaises moeurs.
Celle que l’on cache, qu’on évite, qu’on nie et renie. Alger des bars, des joueurs de poker, des “putes”, “des femmes molles aux destins aléatoires”, des dépravé-e-s, des prostituées. Alger la fatale, la cruelle qui avale, maltraite et se métamorphose en monstre qui frappe, tue et annihile.
Et au cours de ce long, fantastique, étonnant, décoiffant et étourdissant voyage nocturne au coeur d’Alger, l’impudique, il y a Houria et son appartement où l’alcool coule à flot ; les filles qui vendent leur sexe “ouvert à tous vents” ; Madame Kourtali, “cette femme loyale et honnête” qui, tous les soirs, vient arracher son époux, Omar l’avocat, à cette ambiance où “tout le monde vivote dans une joie retrouvée” ; la jeune Nesrine qui vient de faire l’objet d’une agression par un groupe de jeunes hommes, fils à papa, enfants de ministres qui abusent de leur pouvoir ; Ismène qui travaille dans un call center et qui a un faible pour l’alcool et les hommes.
Puis il y a tous ces enfants qui squattent le Rocher aux fous : Houdeïfa, Fakroun, Imad et toute cette progéniture du malheur, sans père ni mère, qui s’adonnent à l’alcool et à la drogue à la recherche d’ataraxie.
Mais, ces “pilules du bonheur” qu’ils mélangent à de l’alcool pour se sentir grands et puissants et rêver qu’ils volent sans ailes provoquent des comportements agressifs et violents et des pulsions de suicide et de meurtre.
Et pendant qu’Alger de la nuit se laisse vivre dans l’alcool, le sexe, la violence, la solitude… un meurtre est commis dans l’obscurité effrayante. Qui ? Par Qui ?
Alger, du jour, la pudique, celle qui ne boit pas, ne se prostitue pas, ne se livre pas à la débauche, aurait-elle dans un moment de jalousie mis fin à la vie mouvementée et tourmentée de son autre face ? Celle qui s’impose, abuse de son pouvoir, violente et maltraite ses enfants qui s’enfoncent davantage dans le gouffre de la dépression.
Ce meurtre aurait-il été commis avec la complicité de Nanouk d’Alger ?
Mais qui est donc Nanouk ? Un Esquimau ! Non ! Mais le personnage principal, crée de toutes pièces, par Sid Ahmed Sémiane dans sa nouvelle intitulée : Des nuits dans mon rétroviseur (dernière nouvelle du recueil).
Nanouk est géologue de formation qui s’est transformé en chauffeur de taxi clando, la nuit. Cet homme à la “zastava rouge, modèle Hugo, héritée de son père” est un être marginal qui a définitivement renoncé à sortir le jour qu’il consacre à dormir, à boire et à lire. La nuit, Nanouk passe son temps dans son taxi à sillonner les rues d’Alger et à transporter des “putains hors normes”. Sarah, dont Abla est le “prénom de nuit” fait partie de ces “oiseaux de nuit” qui se travestissent pour se livrer à des jeux coquins interdits.
Nanouk est un fin observateur. C’est un précieux témoin qui ne rate aucun détail de la ville surtout lorsqu’elle se montre cruelle et ingrate.
En sus, Nanouk est un excellent orateur. Il a le mot juste. Le verbe toujours au présent. Les adjectifs salaces, impudiques, vulgaires. Les métaphores trépidantes et très suggestives. Nanouk adore raconter des histoires sous forme de devinettes. Même si la fatigue de soi a squatté ses vieux os, ce personnage plutôt sympathique aime plaisanter. Et d’ailleurs, son humour et son ton très ironique transparaissent à travers sa manière de narrer les évènements qu’il vit dans son taxi, la nuit à Alger.
Ah Alger ! Car dans le discours de Nanouk, cette ville est comparée à un personnage féminin. Elle est connotée négativement. Dans toutes les positions, constamment en mouvement. Violente. Destructrice. “Elle agonise, tue, s’accroche, tremble, se déchaîne…” Nanouk pousse sa haine de cette ville à l’extrême au point de la traiter de “sale pute”. Alger est “une ville-traîtresse”, une “ville fourbe” nous apprend encore et encore Nanouk comme s’il cherchait à salir davantage cette ville pour laquelle il voue une haine sans limite. “Elle me braque… cette ville de malheur… Elle est armée, cette ville hargneuse […] Je hais cette ville…”, nous confie-t-il ouvertement.
Et pendant que Nanouk hait Alger, les lecteurs et les lectrices la découvrent à travers ses paroles qui malgré leur violence et leur connotation négative laissent pourtant transparaître un profond sentiment d’amour pour cette ville qu’il prétend haïr.
Mais au delà des sentiments de Nanouk à l’égard de cette cité où il est né et a grandi, le regard qu’il pose sur Alger est très instructif. Car c’est le moyen par lequel cette cité est décortiquée, déshabillée, mise à nu et révélée sous son véritable visage.
Et de nouvelle en nouvelle. D’histoire en histoire. De personnage en personnage. De lieu en lieu, Alger de l’Inspecteur Bolbol (Alger, nombril du monde) ; du militaire au profil paranoïaque qui a défendu Alger par patriotisme (Le sixième oeuf ; de Ammi Arezki, ce chauffeur de taxi, “avides de femmes”, assassiné par un tueur à gages (La dernière course et de Malika et les chiens qui errent autour d’elle (Les chiens errants), apparaît comme un vaste espace où l’insécurité et la violence règnent suprêmes.
Alors, découvrez les facettes cachées, honteuses et honnies de la ville Blanche ! Laissez-vous surprendre par la beauté fascinante et terrifiante d’Alger la nuit ! Et mot à mot, phrase après phrase, page par page, ligne par ligne, immergez-vous dans Alger, quand la ville dort, afin de goûter aux délices des plaisirs de nuit et devenir témoins des vies de ces âmes tourmentées, blessées, délabrées, violées.
Et malgré le fait que certaines nouvelles vous paraîtront moins intéressants et bien moins construites, lisez et diffusez autour de vous ce livre qui a le mérite d’avoir permis à une nouvelle vague d’écrivains et d’écrivaines algérien-ne-s aux talents romanesques et fictifs prometteurs, de publier leurs écrits aux imaginaires qui foisonnent d’idées, de personnages et de métaphores qui tiennent en haleine, titillent la curiosité et incitent davantage à la lecture, ce merveilleux voyage à la découverte de soi et des autres !
nadia agsous
Alger, Quand la ville dort…, Nouvelles et photographies, Textes : Kaouther Adimi, Chawki Amari, Habib Ayyoub, Hajar Bali, Kamel Daoud, Ali Malek, Sid Ahmed Semiane. Photographies : Nasser Medjkane, Sid Ahmed Semiane, Alger, Editions Barzakh, décembre 2010, 178 p.- 600 DA |