Nicole Tourneur, Où va le temps ?
Dans les mailles du temps
Qu’est ce que le temps ? Question existentielle que se pose Nicole Tourneur à travers sa dernière publication qui se décline sous forme de recueil de nouvelles mettant en scène dix-huit histoires.
Où va le temps ? Question éminemment philosophique que l’auteure pose à son tour aux lecteurs et aux lectrices tout au long de ces nouvelles courtes, écrites dans un style simple et au sens pourtant profond, délicieuses, savoureuses, succulentes qui se dégustent à petites doses. Des récits de vie drôles. Tristes. Joyeux. Qui proposent un coup de projecteur sur des individus, hommes et femmes, pris dans les mailles du temps et qui évoluent dans une multitude d’univers.
Des personnages face au temps, cette expérience dépossédantequi passe, file à toute allure, s’amenuise et grave ses empreintes sur les corps et dans les esprits.
Fine observatrice. Témoin attentif. N. Tourneur ose une incursion dans la vie quotidienne et intime d’individus qu’elle connaît, imagine, crée, s’attelant à leur donner corps et vie afin de tenter de nous proposer sa conception du temps, « cette faucheuse -qui – nous piège au bout » du tunnel. Et de nous donner à voir dans sa réalité la plus intime la vie, cette « promenade temporelle » qui nous mène lentement vers l’inéluctable, l’indéfinissable, l’insaisissable, l’invisible…
Le temps et ses effets sur le corps. Le vieillissement. Les articulations et les genoux qui « émettent un craquement sec. »
Le temps et ses marques sur l’esprit. La perte de mémoire et d’autonomie. La dépendance. L’impression de plus en plus prégnante que les êtres humains ne sont que de passage dans ce monde où ils se retrouvent impuissants, dépouillés de leur jeunesse, de leurs facultés physiques et mentales et de leur capacité d’action et de discernement.
Dans la maison qu’elle occupe désormais seule, Madeline, une femme âgée se prépare pour aller rendre visite à Maxime, son époux qui vit dans une maison de retraite. Ce dernier a perdu toute notion du temps. Sa mémoire titube. Elle sombre parfois dans un profond coma. Et lorsqu’elle refait surface, elle fige le temps et bascule Maxime dans une temporalité qui appartient au passé. Le temps de l’enfance et de l’insouciance. « Que sera demain » pour cet homme pour qui la vie jadis fut et cette femme qui attend que le temps reprenne son dû.
Hyacinthe est âgé de soixante douze ans. Il vit à la campagne, dans la maison de son frère aîné qui l’a élevé depuis l’âge de douze ans. En plein hiver. Un soir. Alors qu’un vent glacial souffle, Hyacinthe voyage dans le temps, à travers ses souvenirs de jeunesse. La mer. Une femme à la « chevelure céleste. Aux yeux grands verts. »
Cette nuit, le vent souffle de plus en plus fort. L’homme à l’âme solitaire a de plus en plus froid. Et pour réchauffer « ses os déminéralisés« ,il brûle deux pneus. Soudain, le caoutchouc brûle et explose. Cet homme qui n’a jamais désobéi à son frère aîné sortira-il indemne de cet incendie qui ravage la maison ?
Cinquante ans. L’âge de l’angoisse et de la peur. Car cette femme qui vient tout juste d’avoir cinquante ans vient de prendre conscience qu’à présent elle doit tout contrôler : son « poids, – son – style, – ses – cheveux blancs, – ses – rides… »
Seule, dans la grande maison, la cinquantenaire tourne, marche, s’occupe dans l’attente d’un coup de fil de son mari et de ses enfants. Ces derniers penseront-ils à souhaiter un joyeux anniversaire à cette femme qui avance dans « le tunnel du temps » ?
Shadha vit au pays de l’embargo et de la guerre, « l’oeuvre de la folie des hommes. » Dans ce lieu, le temps s’est arrêté de se mouvoir pour Shadha qui nous invite au coeur de ses rêves illusoires. A partir d’une photo de publicité posée sur ses genoux, elle s’imagine qu’elle prend un bain dans une baignoire. Quoi de plus normal. Car qu’est ce qui empêcherait Shadha de réaliser son désir ? Visiblement rien. Sauf que les conditions dans lesquelles végète cette jeune fille se caractérisent par le manque.
Car Shadha vit dans un pays où l’eau est « un bien précieux, chaque goutte économisée est un diamant, chaque goutte perdue est un désespoir. »
Cette jeune fille qui rêve d’une vie meilleure a arrêté le temps un instant, rien qu’un instant pour laisser vivre ce qui relève de l’ordre de l’impossible : disposer librement et à loisir de l’eau, cette substance qui se fait rare dans un pays où le temps, pourtant, fait fi de la guerre, des attentats, du rêve de Shadha d’immerger son corps dans de l’eau savonneuse d’où se dégagent des bulles, pour courir à perdre haleine dans les interstices de la vie, dans ces contrées où vivre dignement relève de l’ordre du miracle.
Le Barneau… Ah, le Barneau ! Village de l’enfance, du regret et de la nostalgie. Les années soixante. Une temporalité lointaine que N. Tourneur nous fait revivre à travers sa mémoire qui nous décrit dans le moindre détail, ce village, la place centrale, la rivière, le château aux portes cadenassées, le lavoir et la maison de campagne de ses grands-parents. Depuis, le temps a couru. Le Barneau s’est agrandi. « Le paradis – a – disparu. » Le village a changé. Et l’auteure a oublié d’y retourner.
À lire ce recueil de nouvelles dans sa totalité, d’un seul trait. Puis nouvelle par nouvelle, page par page car chaque histoire, chaque personnage, chaque lieu, chaque trajectoire de vie, chaque expérience humaine nous tient en haleine, suscite notre attention, notre intérêt, notre empathie, fait couler nos larmes, fait vibrer nos émotions, interroge nos perceptions, ébranle nos certitudes, réveille nos peurs, nous ramène à la réalité indomptable, insaisissable. Et nous incite inévitablement à faire écho à la question qui préoccupe l’auteure tout au long de ce receuil de nouvelles : où va le temps ?
nadia agsous
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Nicole Tourneur, Où va le temps ?, Editions de Janus, novembre 2010, 142 p.- 15,00 € |