Tintin est-il déviant ? (dossier)

 Quand Tin­tin fait le guet

“Tin­tin boy-scout est aussi Tin­tin schizo. S’il n’était qu’un petit huma­niste dévoué aux bonnes causes, il y aurait long­temps qu’il nous aurait las­sés en s’inscrivant dans un club où rayonnent soeur Emma­nuelle et l’Abbé Pierre.“
Pierre Sterck, Tin­tin schizo

Quand Hergé, tote­misé Renard Curieux, fit ses débuts dans une revue scoute, il avouait volon­tiers que Tin­tin, épris d’aventure et de jus­tice, était l’incarnation des valeurs de ce mou­ve­ment. De fait, rare­ment per­son­nage aux traits si lisses et aux moeurs si simples aura été aussi adulé …et dis­sé­qué. Flan­qué de son éter­nel fox, le jeune repor­ter à la houppe qui paraît, du haut de son empire, n’avoir rien à envier à Largo Winch semble n’avoir pas pris une ride alors que l’on a fêté il y a peu son quatre-vingtième anni­ver­saire, que s’est ouvert  en Bel­gique le musée qui lui est dédié à Louvain-la-Neuve  le 2 juin 2009 et que le Grand Palais pari­sien lui consacre une expo­si­tion depuis fin sep­tembre 2016 (Hergé).
Pour­tant, der­rière la bon­hom­mie évi­dente du per­son­nage et de ses com­parses, incar­nés en 2011 dans l’adaptation ciné­ma­to­gra­phique du Secret de la Licorne et du Tré­sor de Rack­ham le Rouge par Ste­ven Spiel­berg et Peter Jack­son, bon nombre de spé­cia­listes tin­ti­no­philes se plaisent à cher­cher la faille dans la cui­rasse. Forts du mot de Jan­ké­lé­vitch selon lequel « le res­pect est par­fois une bar­rière à l’amour », d’aucuns n’hésitent pas à revi­si­ter les arcanes tin­tin­niennes afin d’exhumer à la vue de tous les élé­ments qui per­met­traient de pen­ser autre­ment Tin­tin que selon la ligne — claire — offi­cielle régen­tée par les ayants-droits d’Hergé. Emerge alors au gré des Aven­tures… et des ren­contres le com­por­te­ment hors-norme du héros pré­féré des lec­teurs de 7 à 77 ans qui tend à s’affirmer comme “déviant”.

 Sexuelle, poli­tique, reli­gieuse, sociale, la déviance s’applique en effet à une manière d’être, de pen­ser ou de se conduire qui s’écarte des stan­dards sociaux, moraux ou cultu­rels régis­sant une col­lec­ti­vité. Elle peut concer­ner un indi­vidu ou un groupe, être choi­sie ou subie. Quelle qu’elle soit, observe Albert Ogien (Socio­lo­gie de la déviance, Armand Colin) elle sus­cite géné­ra­le­ment une réac­tion de malaise ou d’agressivité, et le groupe dont on a divergé s’efforce, par des moyens médi­caux, sociaux ou judi­ciaires, de la neu­tra­li­ser, de la contrô­ler ou de l’intégrer. Comme l’indique l’étymologie, la déviance concerne tout ce qui s’éloigne du droit chemin.

Tin­tin est-il humain ?
De ce point de vue, comme en témoigne l’essayiste et auteur dra­ma­tique Jean-Marie Apos­to­li­dès dans Les méta­mor­phoses de Tin­tin, Tin­tin, de par son angé­lisme affi­ché, sort bien par­fois du sillon psy­cho­lo­gique et exis­ten­tiel qu’il ne devrait point quit­ter. Petit gar­çon au sobri­quet enfan­tin qui ne veut pas gran­dir et se confon­ter à la figure du Père ou des sub­sti­tuts qui en tiennent lieu — Hergé recon­naît dans son Entre­tien avec P. Hamel et B. Pee­ters qu’il connaît bien la psy­cha­na­lyse de Jung -, Tin­tin n’a pas de parents atti­trés, c’est une sorte d’“enfant trouvé” tout-puissant qui semble plier le monde à ses volon­tés. Mais sans père il est aussi sans repère (sans rival au sens pyscha­na­ly­tique), et c’est auprès d’autres figures (Had­dock, Siclone, Calys­tène, Halam­bique, Tour­ne­sol…) qu’il cher­chera une incar­na­tion du mys­tère, de la loi et de l’autorité.
On peut ainsi lire L’Etoile mys­té­rieuse comme une explo­ra­tion de l’enfance (insu­laire) pri­mi­tive et de ses peurs où il fau­drait pou­voir éta­blir sa marque pour évi­ter d’être dépen­dant d’une Mère-nature toute-puissante et mons­trueuse. Notre héros lutte en ce sens pour main­te­nir ce qu’Apostolidès nomme la « struc­ture de l’ordre » et vivre au regard des valeurs que tout père, sym­bo­lique ou effec­tif, impose à sa des­cen­dance) : ins­tallé dans une zone pré-oedipienne ras­su­rante, le héros est sem­blable à un per­son­nage de contes de fées. Refu­sant comme Peter Pan de vieillir, il n’a aucune vie per­son­nelle, n’a rien d’individualisant et voit toutes les choses à l’entour comme issues d’une famille unique. D’où dans les pre­miers albums sa non dis­tinc­tion de ce qui sépare les êtres et les cultures.

“Mal­gré ses errances autour du monde, rien de l’univers exté­rieur ne pénètre chez Tin­tin.” (J.-M. Apos­to­li­dès)

M
écon­nais­sant la sexua­lité et obsédé par le Bien, sans femme ni argent, il cherche seule­ment, note l’auteur des Méta­mor­phoses…, à « réta­blir sur terre l’état d’innocence para­di­siaque » ori­gi­naire, ce qui contri­bue à le perdre dans notre monde sym­bo­lique de consom­ma­tion et d’ échanges. Il échappe ainsi aux règles admises par la société qu’il assi­mile à un monde dégradé, ne trou­vant par­fois le repos, via des robin­son­nades qui ne déplai­raient pas au Deleuze de La logique du sens, que dans la Nature. Sa déviance s’enracine en ce que, dépourvu d’origine et de filia­tion assi­gnables, il n’a para­doxa­le­ment pas grand chose d’humain ne dis­pose d’aucune exis­tence pri­vée, ce qui explique le “com­mu­nisme” du châ­teau de Moulinsart.

“Il n’accumule rien, n’apprend rien, ne pos­sède pas de carac­té­ris­tiques qui le rap­pro­che­raient des humains ordi­naires (…) Tin­tin revient sans cesse à la case de départ puisque l’expérience n’a pas prise sur lui. (…) c’est pour­quoi il ne viel­lit jamais. ”(J.-M. Apostolidès)

Had­dock ou le retour impos­sible au monde réel
Héros soté­rio­lo­gique tel le Christ, sans amour ni haine, ce sur­homme en pan­ta­lons de golf qui refoule tout désir ne vit que dans ce miracle per­ma­nent au fil de ses exploits : res­tau­rer le Bien ici-bas. C’est cet irréa­lisme des pre­mières aven­tures encore dédiées à la figure de la pre­mière enfance culmi­nant dans Le Sceptre d’Ottokar que vient contrer la figure de Had­dock, bouche sur pattes toute en déme­sure et ora­lité intro­duite par Hergé à par­tir du Crabe aux pinces d’Or (le capi­taine alcoo­lique est à la tête d’un navire fai­sant à son insu du tra­fic d’opium et où Tin­tin est empri­sonné par le bras droit du méchant Ras­ta­po­pou­los). Had­dock per­met à Tin­tin d’entrer dans le monde objec­tif des échanges et des adultes, de com­men­cer une exis­tence per­son­nelle au lieu de res­ter dans son quant-à-soi.
Une rela­tion par­ti­cu­lière qui amène le Capi­taine, perdu dans le désert, à vou­loir ensuite faire sau­ter la tête de Tin­tin comme un bou­chon de cham­pagne, ce qu’Apostolidès assi­mile à un désir homo­sexuel expli­cite, l’alcool qui équi­vaut à une pul­sion du Ça freu­dien étant de l’ordre du sym­bole phal­lique. Had­dock qui, plus loin, remet le cou­vert phan­tas­ma­tique en vou­lant cette fois « boire Tin­tin » ramené à une bou­teille de bour­gogne rouge !

Or, en menant Had­dock à maî­tri­ser ses pul­sions des­truc­trices, Tin­tin va prendre conscience des siennes propres : ainsi de la scène plus loin où, dans une cave de Bag­ghar, Tin­tin et Had­dock, enfer­més par des ban­dits sont enivrés par les vapeurs de l’alcool et goûtent au plai­sir défendu de la saôu­le­rie col­lec­tive, Tin­tin enton­nant un air d’opéra et encou­ra­geant Had­dock à se com­por­ter …comme un chien. Ce pas­sage de l’univers théo­lo­gique à l’univers psy­cho­lo­gique, en même temps qu’il donne la vedette des Aven­tures… au capi­taine, per­met au héros pré-oedipien qu’était Tin­tin, indif­fé­rent jusqu’alors à la dif­fé­rence des sexes, de s’ouvrir à la sexua­lité humaine au sens où le repor­ter, “au-delà d’un desir homo­sexuel incons­cient et constam­ment réprimé” (Apos­to­li­dès), accède enfin à un uni­vers tant per­son­nel que phan­tas­ma­tique.
Mais c’est là une excep­tion, la déviance de Tin­tin l’empêchant le reste du temps de quit­ter le monde de la petite enfance, le temple du som­meil. Curieu­se­ment, face au falot capi­taine, aussi mal­adroit qu’exubérant, note Apos­to­li­dès, Tin­tin, avec son contrôle per­ma­nent des pul­sions agres­sives ou sexuelles, incarne un être abs­trait, tout en refou­le­ment : son ouver­ture à la vraie vie a échoué.

“Ce qu’ignore l’enfant trouvé, c’est que dans le com­bat fra­ter­nel qu’il livrera au capi­taine, le vain­queur n’est pas celui qu’on atten­dait.” (J.M. Apostolidès)

Pour par­ler de déviance, il faut que soient réunis trois élé­ments : exis­tence d’une norme, trans­gres­sion de cette norme et stig­ma­ti­sa­tion de cette trans­gres­sion. L’origine de la déviance n’est donc pas à cher­cher dans la nature pro­fonde de l’individu, mais bien plu­tôt dans son rôle social, lequel déter­mine son iden­tité. La déviance s’inscrit dans une dia­lec­tique dont le pôle opposé est for­cé­ment la norme qu’elle enfreint. Par­tant, le déviant est celui qui, par consen­sus com­mu­nau­taire, est affu­blé d’une éti­quette — véri­table “stig­mate social”- ; celui qui ne sous­crit pas à la morale commune.

Tin­tin incarne l’universalisme occi­den­tal … qu’il sub­ver­tit
Le pro­fes­seur et cri­tique d’art Pierre Ster­ckx pose alors dans son essai, Tin­tin schizo, la déran­geante ques­tion : é-norme par défi­ni­tion, Tin­tin est-il fou ? Dépo­si­taire des grandes valeurs uni­ver­selles, Tin­tin arpente certes le monde et ren­contre par­tout la dif­fé­rence, le rela­ti­visme, l’opposition (les tri­bus en Afrique et en Amé­riques, les comm­nuau­tés chi­noise et manouche, les moeurs orien­tales etc.). Mais « chez Hergé, dit Apos­to­li­dès, l’idéal est pre­mier : l’essence pré­cède l’existence ». N’en déplaise à l’existentialisme sar­trien, l’idéal seul importe au père de Tin­tin. Est pre­mier pour lui non ce que nous fai­sons, la somme de nos actes, mais la source supra­sen­sible dont nous pro­ve­nons et sommes le reflet dans le monde de la contin­gence his­to­rique. Or, en en res­tant à cette essen­tia­lité ori­gi­naire, Tin­tin dévie de la norme com­mune :
Tin­tin est un héri­tier kan­tien du Siècle des Lumières pour lequel le beau, le vrai et le bien sont des véri­tés uni­ver­selles, c’est-à-dire des uni­ver­sa­li­tés dis­tri­buées par l’Occident à tous les peuples de la Terre…” (P. Sterckx)

S’il n’est pas le per­son­nage conven­tion­nel et froid, huma­niste et chré­tien, miso­gyne et réac que l’on décrit par­fois, le fait est qu’il passe le plus clair de son temps à trans­cen­der les codes moraux et poli­tiques de son temps. Ainsi est-il pas­sionné de civi­li­sa­tions exo­tiques mais les cultures pla­né­taires l’intéressent-elles moins qu’il y paraît : le monde des Arum­bayas (L’oreille cas­sée), des Indiens (Tin­tin en Amé­rique), des Incas (Le temple du du soleil), la figure du Yéti (Tin­tin au Tibet) ou du gorille (L’île noire), la décou­verte des cercles lunaires (On a mar­ché sur la lune) : tout cela, qui méri­tait bien un “scoop”, est pour finir ex-pliqué, mis à plat, à ce point décodé que le pou­voir magique qui s’y lovait s’en est comme absenté. Au croi­se­ment de la psy­cha­na­lyse et de l’ethnologie, Tin­tin est un grand décryp­teur qui démy­thi­fie en per­ma­nence. Etre four­chu, il incarne selon Ster­ckx à la fois la rai­son du sys­tème occi­den­tal et sa folie.

Hergé n’est pas (…) un homme de la dés­illu­sion et du désen­chan­te­ment, (…) il est un héri­tier de cette moder­nité — esquis­sée par Spi­noza ou Leib­niz, et plei­ne­ment affir­mée, un siècle plus tard, par Kant, Vol­taire, Dide­rot (…). (P. Sterckx)

 Double et ambigu, s’il n’est pas le sage porte-parole des codes moraux et poli­tiques de son temps (il dénonce les inéga­li­tés criantes dans Tin­tin au pays des Soviets et Le Lotus bleu par exemple), Tin­tin ne fait pour­tant pas qu’affronter les codes exté­rieurs à lui ; il va au-delà d’eux, ten­tant d’en expé­ri­men­ter la source, d’où toute une série d’hallucinations (l’alcool d’Haddock, le poi­son, l’opium, les fakirs…), les cau­che­mars et les rêves confon­dus avec le réel. Ainsi, quoique ins­crit dans l’ordre, dans l’immobilisme social et moral qu’on lui connaît, le petit repor­ter est tou­jours attiré par les marques de la déviance.
D’où son flirt per­ma­nent avec la folie. Mais il est moins schi­zo­phrène (cette mala­die men­tale qu’on s’emploie à enfer­mer, d’où un Tin­tin à l’envi “jeté en asile ou en pri­son, enterré vif, momi­fié”…) que, au sens de Deleuze et Guat­tari dans les Mille Pla­teaux, ce qu’on peut qua­li­fier de “schizo”. Sorte d’electron libre mul­ti­di­rec­tion­nel, Tin­tin ne s’inscrit pas dans l’orbite de l’universalisme et du capi­tas­lime occi­den­tal dont il devrait pro­mou­voir les codes antho­po­cen­triques, il ne fait pas que vou­loir éclai­rer ration­nel­le­ment le monde mais s’en écarte sans cesse dans une tra­jec­toire schi­zoïde qui se veut puis­sance créatrice.

“Schizo (…) est une pro­duc­tion de désir et de lan­gage qui fait pas­ser des flux (actes, signes) à l’état libre”. (P. Sterckx)

Sous des dehors de brave gar­çon, cet “éner­gu­mène indis­ci­pliné au deve­nir impré­vi­sible” est plus com­plexe qu’il y paraît : il est sans cesse en mou­ve­ment tout en ne chan­geant pas ; il vit dans une « soli­tude radi­cale, abso­lue » mais en étant tou­jours entouré (d’amis ou d’ennemis) ; il se retire sou­vent à Mou­lin­sart mais y est tout de même exposé aux bou­le­ver­se­ments du monde ; il est au cours de ses aven­tures constam­ment confronté à la mort tan­dis qu’il est plus immor­tel qu’ High­lan­der. Qui plus est, on ne lui connaît aucun fan­tasme sexuel ! Avouez qu’il y a de quoi perdre son latin…
Tin­tin n’entérine donc pas un “empire des signes d’Occident” par ses sem­pi­ter­nels voyages mais se délie et s’absente, fai­sant plu­tôt explo­ser toutes les struc­tures pré­exis­tantes à son propre mou­ve­ment. La loi — incar­née par les Dupondt - lui colle aux basques mais il est rétif à la norme. Adepte des temps morts (déam­bu­la­tion noc­turne à Shan­gai, endor­mis­se­ment à la belle étoile en Syl­da­vie, rêve­rie buco­lique à Mou­lin­sart au son d’un air manouche…), “il se tient au coeur de l’évènement d’une façon schi­zoïde.” Petite pla­nète ex-orbitale, il sait s’approcher de l’imperceptible. Ni voleur ni vio­leur ni tou­riste, “il inter­vient” affirme Sterckx.

 Ce qu’il va cher­cher jusque sur la Lune, déviance assu­mée, ce sont rien moins que ” des occa­sions d’éliminer sa propre culture”, de “se détér­ri­to­ria­li­ser tota­le­ment, se vola­ti­li­ser comme sujet bien élevé — bien pen­sant.” Il tra­hit ainsi sans cesse le monde capi­ta­liste qui est censé l’envoyer en mis­sion pour asseoir son emprise sur l’atérité des signi­fi­ca­tions …puisqu’il se révèle lui-même un fou qui échappe au sys­tème en par­ve­nant à occu­per l’espace d’un temps — tou­jours pro­vi­soire mais répété — le lieu de la déviance abso­lue repré­sen­tée notam­ment par la drogue et l’alcool, les hal­lu­ci­na­tions et les psy­cho­tropes. Dans Tin­tin et l’alcool (inter­dit à la vente par Mou­lin­sart), Ber­trand Bou­lin remarque que l’oeuvre de Tin­tin vaut comme une société uni­ver­selle avec ses com­plexi­tés, ses rêves, ses non-dits et ses inter­dits — en par­ti­cu­lier au sujet de l’alcool, ses dépen­dances, ses audaces et ses folies. (on peut consul­ter sur ce point le sti­mu­lant site Tin­tin et les psy­cho­tropes)

”(…) l’indifférence affec­tive qui en résulte, la rup­ture entre une vie ima­gi­naire tota­le­ment libé­rée et un com­por­te­ment social hyper-conditionné, tout cela ne fait plus par­tie d’un modèle néga­tif classé sous la rubrique ’schi­zoï­die’ mais est devenu au contraire un idéal à atteindre… (Pierre Sterckx)

Contre toute forme de linéa­rité, le mou­ve­ment brow­nien est en défi­ni­tive le credo de Tin­tin, l’échappement vers le vide est son maître mot : “Etre schi­zoïde, c’est oser des connexions sub-atomiques, aller aux par­ti­cules les plus hété­ro­gènes afin de les agen­cer dans des ensembles inouïs”.

 La déviance de l’hétérosexualité ou quand Tin­tin fait le guet

La déviance n’est pas une nature, mais bien une (contre)forme sociale, qui remet en ques­tion légi­ti­mité, rela­ti­vité et rébel­lion. Si le prin­cipe de déviance per­met de jau­ger le degré de liberté qu’une société est prête à accor­der à ses membres, les normes, comme la cen­sure, qui sont les modes d’autoprotection ou d’autopréservation de cette société révèlent pour leur part aussi bien ses valeurs que ses peurs.
D’où la ten­ta­tion, une sub­ver­sion venant en chas­ser une autre, de bri­ser l’asexuation reven­di­quée de Tin­tin (cf. l’exercice de ven­tri­lo­quie quasi schi­zo­phré­nique dans Lire en 1978, où Hergé fait par­ler Tin­tin à sa place…) pour lui sub­sti­tuer l’image, poli­ti­que­ment incor­recte mais plus hype, d’un boy-scout belge gay. Mat­thew Paris s’est ainsi com­plu dans un article du Times de jan­vier 09 (Of course Tintin’s gay. Ask Snowy : « Bien sûr que Tin­tin est gay, deman­dez à Milou ».), s’inspirant cer­tai­ne­ment de l’album pas­tiche Tin­tin en Thaï­lande où notre repor­ter fai­sait son coming-out, à jouer de l’Outing forcé pour ravi­ver les cla­meurs des ligues de vertu et, qui sait, les pous­ser à inter­dire les albums de Tin­tin pour sous­traire les enfants à son influence déviante.
Ancien boy-scout lié aux milieux catho­liques belges les plus réac­tion­naires (via son employeur Le Petit Ving­tième), éter­nel céli­ba­taire, à qui on ne connaît aucune liai­son fémi­nine (sauf la Cas­ta­fiore, ses amis sont tous des hommes — dont les Dupont-Dupond, “flam­boyant couple mous­ta­chu” ren­con­tré “en croi­sière”, qui aiment se tra­ves­tir…), tout plaide en vérité contre lui :

“Un jeune homme sans expé­rience, andro­gyne, avec une houppe blonde, des pan­ta­lons bizarres et une écharpe, qui emmé­nage dans le châ­teau de son meilleur ami, un marin entre deux âges ?” (Mat­thews Paris)

L’écharpe est un signe qu ne trompe pas. Bien entendu, on ne saura jamais si Tin­tin était gay ou pas, conclut M. Paris. “Milou a tout vu. Milou sait tout. Et Milou ne dira jamais rien”. Reste que le doute est per­mis : fort mignon avec sa petite mèche et sa tenue un peu mou­lante, Tin­tin, avec sa libido inexis­tante, sa rela­tion ambi­guë avec le capi­taine Had­dock et ses rap­ports plus qu’affectifs avec Tchang — sans oublier les insé­pa­rables Dupond-Dupont -, est un repor­ter qui ne séduit jamais les femmes (quasi inexis­tantes hor­mis la pré­sence d’une Cas­ta­fiore à la limite du drag-queen). Une recherche dans Google sur les termes « Tin­tin » et « gay » donne plus de 526 000 réfé­rences…
En défi­ni­tive, la déviance, si elle n’est pas véri­ta­ble­ment sub­ver­sive, peut contri­buer, les moeurs chan­geant, à la régu­la­tion, voire au ren­for­ce­ment de la norme. D’où l’attrait exercé par Tin­tin sur les paro­distes, eux-mêmes apôtres de la déviance en tant qu’écart par rap­port à la forme para­dig­ma­tique, qui ne se privent pas pour inven­ter à Tin­tin nombre de com­por­te­ments sexuels sati­riques, sou­vent plus ludiques que scan­da­leux. Autre façon pour Tin­tin d’honorer le sens lit­té­ral de la déviance en tra­çant de nou­velles lignes de fuite (on peut citer entre autres les pas­tiches Tin­tin en ver­sion X , Tin­tin fait un porno, Aven­tures liber­tines de Tin­tin n°1 de Jan Buquoy, et la revue Croc,“Special Gai” (Qué­bec, 1983) où Tin­tin se fait fric­tion­ner par un Had­dock SM ! Qui­conque aspire à faire le bilan mou­ve­menté de toutes ces exé­gèses tin­ti­niennes peut aussi consul­ter notre ouvrage Après,Tintin… , édi­tons BOD, avril 2009)

Il n’est pas impos­sible de ce point de vue que le héros de Hergé ne pro­pose pas seule­ment une déviance sociale et esthé­tique, mais nous confronte, sen­ti­nelle insai­sis­sable, à un espace pos­sible de liberté per­met­tant d’échapper au déter­mi­nisme et, comme Lao-Tseu l’a si bien dit, de “trou­ver sa voie”. Et l’on songe à la bou­tade du géné­ral de Gaulle, rap­por­tée par Mal­raux : “Au fond, vous savez, mon seul rival inter­na­tio­nal, c’est Tin­tin ! Nous sommes les petits qui ne se laissent pas avoir par les grands. On ne s’en aper­çoit pas à cause de ma taille…“
A déviant déviant et demi.

 fré­dé­ric grolleau

1 Comment

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One Response to Tintin est-il déviant ? (dossier)

  1. L'Onicrite

    C’est sans doute parce que mon enfance fut ber­cée par les Aven­tures de Tin­tin, qu’à 8 ans je rêvais de me marier avec lui et que, plus tard, j’ai étu­dié l’ethnologie un peu à cause de lui, mais je pense que, plu­tôt qu’une ana­lyse psy­chia­trique de l’œuvre d’Hergé, une étude his­to­rique des men­ta­li­tés serait plus per­ti­nente. S’il n’y a pas de femmes dans Tin­tin et que l’œuvre appa­raît un brin miso­gyne, c’est sûre­ment pour la même rai­son que les “noirs” et les “indiens” sont décrits d’un point de vue aussi cari­ca­tu­ral (pour ne pas dire racistes) : les men­ta­li­tés de la pre­mière moi­tié du 20e siècle ne sont plus celles du début du 21e siècle.
    Bien sûr les rela­tions de Tin­tin avec le capi­taine Had­dock et les éphèbes tel que Chang prêtent à sou­rire… aujourd’hui. La ques­tion ne se posait pas en 1930 eu égard à la place des femmes dans la société.
    Pour les his­to­riens, une mise en pers­pec­tive his­to­rique semble plus per­ti­nent pour débattre de la déviance sup­po­sée de Tin­tin car, à l’aune du contexte his­to­rique de sa créa­tion, Tin­tin ne serait peut-être pas si déviant.
    Pour com­pa­rai­son, Black et Mor­ti­mer datent de la deuxième moi­tié du 20e et la place des femmes demeure minime. Black et Mor­ti­mer seraient-ils gay eux aussi ?

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