Le 16 septembre 2006 était décerné le 6e prix Edouard Rod. A cette occasion les éditions du Béhaire ont réédité deux nouvelles de l’écrivain
Édouard Rod toujours à redécouvrir…
À l’occasion de la remise du sixième Prix Édouard Rod le 16 septembre 2006 à Ropraz (Vaud, Suisse), les Éditions du Béhaire ont eu l’heureuse idée de rééditer deux nouvelles de l’écrivain qui a donné son nom à cette belle récompense1.
Aujourd’hui bien peu lu, Édouard Rod (1857–1910) n’en fut pas moins une figure majeure de la littérature de Suisse romande du tournant du XXe siècle2. Proche de l’école naturaliste et de Zola dont il adopte à ses débuts parisiens l’esthétique, c’est avant tout un esprit ouvert, curieux, volontiers cosmopolite. Observateur aigu des Lettres étrangères, notamment russes, allemandes et italiennes, qu’il n’eut de cesse de faire mieux connaître et aimer du lectorat francophone à travers un grand nombre d’articles3, il témoigna également beaucoup de bienveillance et de clairvoyance envers ses jeunes compatriotes écrivains ; on lui doit ainsi d’avoir facilité l’édition des œuvres de C.-F. Ramuz en introduisant celui-ci chez l’éditeur parisien Perrin en 1905, année de la parution d’Aline4. Surtout, il fut un romancier prolifique — La Course à la Mort (1885), chef-d’œuvre de pessimisme fin-de-siècle, est sans doute une de ses productions les plus fortes — qui écrivit aussi beaucoup de nouvelles, ainsi qu’en témoignent des recueils comme L’Autopsie du docteur Z et autres nouvelles (1884), Scènes de la Vie cosmopolite (1890), Nouvelles romandes (1891), Scènes de la Vie suisse (1896) ou sa série de quatre Nouvelles Vaudoises (1903–1904).
Les courts récits que nous donnent à lire les Éditions du Béhaire montrent chez Édouard Rod une indéniable maîtrise de la nouvelle, et illustrent à merveille les principales caractéristiques de ce genre à la fin du XIXe siècle. Si on prend aujourd’hui encore plaisir à lire ces récits brefs, c’est qu’ils racontent avec beaucoup d’efficacité et de sobriété des histoires dramatiquement fortes, prenantes. Dans la première nouvelle, qui est aussi la plus longue, le narrateur se souvient avec émotion de sa découverte, enfant, du monde du cirque avec le passage dans son village d’une petite troupe de saltimbanques, les Knie. Un monde que le jeune garçon, nourri de poésie épique, pare des couleurs les plus merveilleuses, mais qu’il associe également à une certaine mélancolie, à la peur aussi, lorsqu’il s’agit de voir son ami enrôlé dans un numéro périlleux d’équilibrisme. À travers ce récit, Édouard Rod aborde le cirque non pas sous un jour assez désespéré, comme dans La Chute de Miss Topsy (1882), mais à travers le regard d’un enfant épris de féerie, qui n’a pas encore succombé au cynisme blasé des grandes personnes. Ici, on est sans doute plus proche du réalisme doux, parfois poétique, d’un Alphonse Daudet ou d’un Paul Arène, que du naturalisme brutal cher à Émile Zola ou à Guy de Maupassant.
C’est par contre dans le sillage de ce dernier, spécialiste des histoires de fou fin-de-siècle, que semble se placer la seconde nouvelle, “Un coupable”. Il s’agit en effet d’un bel exemple d’étude de cas pathologique. Le narrateur est ici un juge qui, à l’occasion d’un déplacement, va s’intéresser à M. Arnaud, un pauvre diable d’ivrogne qui semble obsédé, littéralement hanté par une affaire criminelle survenue vingt ans plus tôt et jamais élucidée. Un homme, le père Mathurin, bien connu et apprécié de toute la communauté villageoise, avait en effet été trouvé mort, assassiné de six coups de couteau. À cette époque Arnaud était le syndic de la région, et il eût à cœur de trouver le meurtrier, mais en vain. Très vite, l’instruction terminée, il démissionna de son poste et sombra dans l’alcool et la ruine sociale. Quelle est donc la raison profonde d’une telle soif de déchéance ? Serait-ce le signe d’une conscience torturée par le scrupule jusqu’à verser dans la folie, dans la monomanie — un de ces bizarres détraquements cérébraux, qui résultent de l’exagération d’une faculté ou des ravages d’une idée 5 ? Le juge, intrigué, va tenter d’en savoir plus. Et peut-être, sans le savoir, précipiter le drame… C’est à la fois en psychologue et en moraliste qu’Édouard Rod nous permet, par le biais du héros-narrateur et de ses investigations, de sonder l’âme tourmentée du malheureux Arnaud, sans pour autant parvenir à en résoudre le mystère, à en extraire des certitudes. Comme si nous étions là au bord d’un abîme sans fond, face auquel la seule raison, qu’incarne ici le personnage du juge épris de psychologie clinique, est impuissante. Et le lecteur, comme le narrateur, de sortir de cette expérience quelque peu ébranlé dans ses convictions et confronté à ses propres incertitudes.
Ainsi qu’a pu l’écrire Jacques Chessex dans une préface sensible, ces deux récits brefs - l’un résolument lumineux, l’autre beaucoup plus sombre et torturé — ont le mérite de mettre en évidence deux aspects du génie clair et opaque de Rod 6. Mais également de révéler au lecteur d’aujourd’hui un authentique nouvelliste, injustement méconnu et qui mériterait d’être plus amplement redécouvert. Souhaitons donc que ce précieux petit recueil soit bientôt suivi de nombreux autres !
NOTES
1 - Édouard Rod, Les Knie suivi de Un coupable, préface de Jacques Chessex, Ropraz, Éditions du Béhaire, 2006, 75 p.
2 - Daniel Maggetti, “Préface”, in Édouard Rod, La Course à la Mort suivi de La Chute de Miss Topsy, préface de Daniel Maggetti, Vevey, Éditions de L’Aire, collection “L’Aire bleue”, n° 88, 2007, p. 7.
3 - Plusieurs de ces études, notamment celles concernant le roman italien du tournant du siècle, ont été dispersées dans ses Études sur le XIXe siècle (1888), dans lesquelles on peut lire entre autres un essai sur les Véristes, et ses Nouvelles études sur le XIXe siècle (1899), où l’on trouve un article sur Antonio Fogazzaro.
4 - Court roman, Aline constitue sans doute une des plus belles réussites de cet immense écrivain que fut Ramuz. Régulièrement réédité, ce récit est actuellement disponible chez Grasset, dans la collection “Les Cahiers Rouges”.
5 - Édouard Rod, “Un coupable”, Les Knie suivi de Un coupable, op. cit., p. 62.
6 - Jacques Chessex, “Préface”, ibid., p. 8.
eric vauthier
Édouard Rod, Les Knie suivi de Un coupable (préface de Jacques Chessex), Éditions du Béhaire, 2006, 75 p. — 12,00 €. |
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