Lauréat du prix Renaissance de la Nouvelle 2008, ce recueil explore le rêve, l’illusion, la mémoire — l’on y rencontre et la mort, et la vie
Prix Renaissance de la Nouvelle 2008
Memento Mori
À Ghislain Cotton qui lui demandait à quoi il se serait consacré s’il n’avait pas été écrivain, Jean-Yves Masson répondit qu’il avait étudié la musique et qu’il avait longtemps rêvé de devenir compositeur avant d’opter pour l’écriture. À Marie-Hélène Lafon qui s’étonnait de trouver des subdivisions en chapitres à l’intérieur de nouvelles qui n’étaient pas plus longues que les autres, il expliqua que la composition d’un texte, d’un recueil, lui importait beaucoup et qu’il essayait toujours de “bâtir des structures basées sur la symbolique des nombres” — ainsi le seul roman qu’il a publié à ce jour comporte-t-il quatorze chapitres parce qu’il est “construit comme un sonnet qui respecte l’opposition entre quatrains et tercets”. De telles bases structurales n’étonnent pas : Jean-Yves Masson est poète — poésie et musique : on sait combien ces deux arts sont étroitement liés…
Structure et symbolique numérale — composition : peut-être sont-ce ces trois éléments qui apparaissent avec le plus d’évidence parce qu’on les perçoit dès le survol du livre, en le feuilletant comme pour en humer les premiers effluves avant d’en entamer la lecture. Il suffit de parcourir la “table des récits”. Il y en a huit — un chiffre que Jean-Yves Masson a choisi en référence aux huit côtés des baptistères : sept qui figurent les jours de la semaine et le huitième qui symbolise la résurrection, la vie éternelle. De la même façon que se ressemblent les sept jours de la semaine les sept premiers titres obéissent tous à un schéma identique — un déterminant indéfini et un substantif. De même que le huitième côté équivaut à un changement de temporalité, l’intitulé de la dernière nouvelle se distingue et s’allonge… Quant aux chapitres dont sont constitués “Un égarement”, “Un voyage” et “Un retour”, on en dénombre deux — symbole, pour l’auteur, “de symétrie et de partage sans retour” — ou bien trois — expression “de la synthèse et d’une certaine force conciliatrice”.
Cette symbolique des nombres, en effet très marquée, n’aurait pas grand sens si elle n’entrait en parfaite adéquation avec le contenu des textes. Tous sauf le dernier expriment un rapport à l’espace et au temps fluctuant, où prédominent le doute, l’incertitude. Car les sept premiers textes relèvent bien de l’onirisme : sous une narrativité apparente amorcée par un événement précis, identifiable — un homme en train d’écrire une lettre, des bruits intempestifs poussant le narrateur à sortir de chez lui, une rencontre inattendue au cœur d’une forêt… — émergent peu à peu l’incertain et l’inachevé : le scripteur d’ “Une description” ne parvient pas au point final de sa lettre, les bruits étranges entendus au-dehors dans “Un égarement” ne sont pas identifiés — et, pis que cela, le narrateur perd son chemin ; le voyage entrepris pour connaître le village d’origine de la famille s’achève au bord d’une voix venue de l’au-delà… Chaque geste, chaque désir et sans que soit exceptée la moindre intention : tout se dissout dans les derniers mots de ces récits de l’entre-deux.
Le narrateur le plus souvent ne sait pas, il demeure indécis et le lecteur avec lui s’égare, dans le temps comme dans l’espace :
Il n’est pas facile de dire quand s’est installée la terreur qui règne ici, même si ce n’est guère que depuis mon retour qu’elle a montré son vrai visage. (“Une terreur”, p. 43)
Lieux et gens restent innommés — sauf à considérer que les initiales (W., B.… etc.) valent noms -, aucune date n’est mentionnée : pourtant la chronologie des faits est très scrupuleusement organisée et les descriptions sont précises, attardées parfois à d’infinitésimaux détails. Mais l’on est hors du temps qui s’écoule et de l’espace habituel, comme dans un univers parallèle doté de sa propre spatio-temporalité où les défunts se manifestent, où les maisons, une fois quittées, s’effacent ou changent et semblent basculer dans une autre dimension…
Cette fluctuation où les perceptions bourdonnent, se confondent et laissent celui qui les éprouve désemparé est celle du rêve, plus précisément celle qui colore cet instant T indéfinissable dont on ramène avec soi le souvenir au sortir du sommeil quand on se rappelle avoir rêvé et, au cœur même du rêve, souhaité ou redouté l’éveil - instant terrible où s’expérimente l’inéluctabilité dans son absolu despotisme, la radicale impossibilité de combattre l’écoulement du temps ; instant qu’à tort ou à raison on identifie au passage de vie à trépas dont personne ne pourra jamais dire quoi que ce soit puisqu’en même temps qu’on le vit s’éteint en soi ce qui permettrait d’en communiquer l’essence.
Les nouvelles de Jean-Yves Masson longent ce fil-là, ténu à l’extrême mais que l’écriture rend tangible — mieux que la rationalisation psychanlytique qui cherche à expliquer le comment et le pourquoi du rêve alors que l’écriture permet d’en restituer la texture spécifique et les sensations qu’elle provoque. Sur cette trame onirique se dessinent d’autres axes thématiques, ô combien fondamentaux, et essentiels dans la constitution d’une personnalité : la mémoire familiale, le legs des aïeux, l’attachement aux lieux d’enfance, l’érosion de toute chose et l’incessante mort de ce qui est — jusqu’à ce que survienne celle qui paraît définitive… On devine à l’œuvre sous ces textes de secrètes et terrifiantes obsessions que beaucoup de lecteurs reconnaîtront aisément comme les leurs…
“Je travaille beaucoup à partir de rêves — c’est là un formidable petit laboratoire à histoires, un continent d’autant plus riche et fécond que l’on passe un bon tiers de sa vie à dormir. Et la littérature est, à mes yeux, un merveilleux moyen d’explorer le rêve quand la psychanalyse échoue à rendre compte de ce qu’il est de façon satisfaisante.“
Voilà des propos qui nimbent ce recueil d’une belle lumière…
Avec Ultimes vétités sur la mort du nageur,texte ultime qui a donné son titre au recueil, on aborde une nouvelle plus narrative. Certes très allégorique et couronnée par une fulgurante vision solaire avant que surgisse la mort — lieux et êtres n’y sont pas davantage nommés, son argument est celui d’un renoncement sublime puis d’un accomplissement surhumain — son environnement n’est en rien fluctuant ; à aucun moment il ne se dérobe ni ne se dissout : l’île et la mer, les récifs et les lames y ont une réalité pleine et entière. Le corps du nageur existe dans toute sa densité charnelle — et disparaît tout aussi matériellement : on quitte, ici, le terrain onirique qu’occupent les textes précédents ; l’on passe d’un ordre de fiction à un autre, comme lorsqu’on accède au huitième côté du baptistère…
Ultimes vérités sur la mort du nageur est un recueil terriblement oppressant ; sa force vient autant des thèmes abordés que de l’admirable justesse littéraire avec laquelle procède son auteur : son ton est simple, son style à la fois nu et extrêmement subtil dans ses intimes ciselures — traces indéniables de sa prédilection pour l’expression poétique et de sa sensibilité à la composition, qui donnent à son écriture cet aspect finement festonné que dessinent de phrases en phrases les mots ou tournures répétés.
Minutieusement écrites et transparentes, que l’on dirait ouvertes et naïves tant y manquent l’affectation et l’insincérité, ces nouvelles, mieux que n’importe quel traité métaphysique, confrontent le lecteur avec ces évidences obscures qui fondent la condition humaine mais qu’il s’évertue à enfouir très loin au fond de sa conscience et tâche de déguiser sous de fallacieuses préoccupations. Un enfouissement cependant salutaire sinon nécessaire, sans lequel il est très difficile de choisir la vie, comme Jean-Yves Masson est parvenu à le faire grâce à l’écriture et en acceptant de surmonter le profond malaise que, dit-il, lui cause l’achèvement d’un livre.
NB - Les propos attribués à Jean-Yves Masson sont extraits des réponses qu’il a adressées aux jurés du prix Renaissance de la Nouvelle lors de la cérémonie du 17 mai.
isabelle roche
Jean-Yves Masson, Ultimes vérités sur la mort du nageur, éditions Verdier, juin 2007, 126 p. — 10,00 €. |