La chute n’aura de grandiose que le délire dans lequel elle se perd
L’esthétique du roman est, pour ainsi dire, irréprochable. L’auteur maîtrise une plume sophistiquée et élégante qui n’en reste pas moins facile et agréable à lire. Elle favorise une lecture addictive et les pages défilent sans que l’on s’en rende vraiment compte. Mais c’est bien la seule chose qui sauve la fin de l’intrigue de la déroute. Si le New York Times qualifiait l’histoire d’étrange, nous oserons ajouter que son dernier tiers s’enlise dans un délire baroque auquel il est difficile d’adhérer.
Depuis son accident, Morgan Fletcher vit en dehors du monde, reclus dans le grand manoir qu’il a hérité de ses parents. Il n’ose aucun contact social autre que celui qu’il entretient avec sa gouvernante. Et voilà que, sortis de nulle part, deux très jeunes enfants frappent à sa porte. Il accepte de les recueillir, tout comme ceux qui, en nombre, viendront mystérieusement le rejoindre par la suite. L’enfant David semble prendre la tête de cette étrange communauté, à la frontière du réel, qui, recherchant quelque chose qu’elle n’arrive ni à définir ni à trouver, rythme désormais la vie du manoir, comme celles de Morgan et du médecin avec lequel il se lie d’amitié. Lorsque les services sociaux, alertés de la présence suspecte d’enfants au manoir, emmènent le tout premier d’entre eux, David pousse Morgan à sortir de sa réclusion pour le retrouver et remonter, par la même occasion, aux origines de sa fortune. Morgan découvrira alors l’horreur qu’elle cache.
« Plaisirs »
On aime la première moitié du roman. L’histoire est intrigante, la prose subtile, envoûtante, poétique. Avec un plaisir évident, on s’installe dans la vie et le manoir de Morgan. On y apprend la raison tragique qui l’y cloître, seul, avec sa gouvernante. On y découvre son présent et le passé qui en est à l’origine, hanté par une mère tyrannique, un père absent et un grand-père idéalisé. Non sans curiosité et avec un naturel qui ne va pourtant pas de soi, on y laisse entrer un, deux, trois puis une ribambelle d’enfants qui viennent s’y réfugier, ainsi qu’un médecin. S’ils occupent une place centrale dans l’histoire comme dans le manoir, on se sait trop d’où ils viennent, ni ce qu’ils font là, sinon qu’ils cherchent quelque chose.
Mais qu’importe le flou (artistique ?) qui règne sur la raison de leur présence. On a été prévenu par la quatrième de couverture : le conte a quelque chose de gothique, qui rapprochera le lecteur de Gaiman, Pullman ou encore Burton. Quant à leur réalité, le doute s’installe, bien aidé en cela par cette même quatrième, qui ne manque pas de nous mettre la puce à l’oreille en rappelant le titre d’un film avec lequel le lecteur pourrait faire un parallèle.
Et l’auteur de nous faire cheminer au milieu de cet univers étrange avec des phrases calibrées, évocatrices et saisissantes qui distillent peine, angoisse, solitude, détresse, folie, horreur, résurrection, espoir et qui nous poussent à aimer Morgan et à attendre de ceux qui viennent subitement de l’entourer qu’ils le libèrent de sa réclusion volontaire (à moins, en réalité, qu’il n’appartienne à Morgan de les libérer). Les pistes sont nombreuses, l’imagination s’emballe, et l’auteur incendie avec talent notre envie de savoir, de découvrir ce qui se cache derrière sa sombre imagination. Et on se dit (on espère) que la chute ne pourra être qu’à l’image de ce qui la prépare : grandiose, dans sa réalité ou dans son mythe, dans sa beauté ou dans sa laideur, dans l’espoir ou dans le désespoir qu’elle évoquera. Erreur.
« Regrets et reproches »
Erreur, parce que la chute n’aura de grandiose que le délire dans lequel elle se perd. Même si le style est toujours au rendez-vous, le sens et la portée du conte, tels qu’ils semblaient nous avoir été proposés dans la première moitié du roman (ou tels que nous semblions les avoir interprétés, peut-être à tort), se ratatinent dans sa seconde moitié et dans un épilogue, tous deux abracadabrantestes, dont on cherche vainement la signification. On a cette sensation que le dénouement, outre son caractère décalé et saugrenu, part « en roue libre » et ne se rattache ni à la logique (intuitive) qui nous faisait cheminer dans l’histoire et dans la vie des personnages, ni même à la présence des enfants auprès de Morgan (qui sous-tendait pourtant la construction de l’ouvrage) dont l’explication, bâclée en quelques lignes seulement, s’avère plus « utile » que convaincante. La laideur et l’espoir (en demi-teinte) que ce dénouement transpire deviennent alors orphelins d’origines, de sens et d’intérêt, bien que ledit dénouement ne manquât pas d’originalité.
On cherche enfin le sens politique que cette fable pourrait recéler, comme nous invite à le faire, encore, la quatrième de couverture. Mais on a beau s’adonner à la comparaison, l’extrapolation, l’hyperbole, la parabole, on le trouve difficilement. Ou alors, au prix d’un effort d’imagination incertain et tortueux.
darren bryte
Charles Lambert, La maison des enfants, Anne Carrière, 3 novembre 2016, 250 p. – 20,00 €