Celui qu’on rapproche à tort d’un homonyme : entretien avec Jef Gianadda

Jef Gia­nadda s’est fait connaître comme « artiste de l’objet ». Ses pièces sur­réa­listes (pour faire simple) empruntent leurs motifs et fon­da­tions à diverses “sous-cultures”. Col­lec­tion­neur d’os et d’objets hété­ro­clites chi­nés ou déni­chés chez des anti­quaires et lors de ses voyages, l’artiste trouve là des pro­messes d’incarnations. Ces fan­tômes deviennent des vec­teurs d’un ima­gi­naire au ser­vice de scé­no­gra­phies. Elles sont un rap­pel à  l’ancien métier de comé­dien du créa­teur. L’objet vit sou­dain d’une autre exis­tence et retrouve une dignité au-delà de son usure ou de sa ruine. La méta­mor­phose — non sans humour — suit son cours. Le gro­tesque n’est pas une farce, il ouvre le monde selon une absur­dité désar­mante, ludique et éveilleuse. Mais Jef Gia­nadda est aussi le peintre des cou­leurs et de leurs éner­gies lumi­neuses. La matière garde ici encore son droit de cité. Les oeuvres scin­tillent par adjonc­tion d’éléments (sable, pierres, épices, etc.) qui para­doxa­le­ment sacra­lisent la pein­ture tout en la fai­sant plon­ger dans un uni­vers cos­mique fas­ci­nant.
Le peintre ne cesse d’expérimenter au risque de se perdre mais tou­jours pour se retrou­ver. Il garde en tant qu’homme et artiste une exi­gence de per­fec­tion et d’honnêteté. Dans toutes ces créa­tions, le geste est capi­tal. Mais il ne faut pas pour autant par­ler d’art ges­tuel ou abs­trait. L’oeuvre reste avant tout “la” geste et la trace sen­sibles, théâ­trales créa­trices d’émotions là où l’art le plus rupestre rejoint le futur dont Jef Gia­nadda  en sa folie du sage (hin­dou et hel­vète à la fois) devient le pri­mi­tif et un guide face aux déroutes d’une culture en déshérence.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le plein de repos, l’absence de besoin de som­meil, quand mon corps et mon esprit sont prêts à reve­nir à la vie consciente, com­plè­te­ment «rechar­gés». Je me lève donc géné­ra­le­ment d’un réveil natu­rel, ce qui est plus sain, je pense, que se faire réveiller arti­fi­ciel­le­ment par une son­ne­rie. Cela dit, la ques­tion relève plu­tôt de la moti­va­tion à avan­cer, à conti­nuer. En ce sens, c’est l’envie, mais aussi l’«en-vie», le fait d’être en vie. En un mot, la vie elle-même, parce que la vie elle m’aime, et c’est réciproque.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je ne sais pas. Je ne me sou­viens pas avoir eu de grands rêves. En revanche, je suis sûr d’être encore un enfant ou – à tout le moins – je le sais et le sens bien vivant en moi. Ses rêves sont donc les miens, les miens les siens ; et nous les vivons pleinement.

A quoi avez-vous renoncé ?
À rien. Ou à tant de choses ! Mais dès lors que cela relève d’un choix, ce qui a tou­jours été le cas, c’est assumé, donc sans regrets. Oui, j’ai peut-être renoncé à être celui que cer­tains auraient voulu que je sois et que je ne suis pas. Ainsi ai-je renoncé à ne pas être moi-même ; mais plu­tôt que d’un renon­ce­ment, il s’agit d’une déci­sion d’authenticité, de vérité.

D’où venez-vous ?
Géo­gra­phi­que­ment du Valais, en Suisse ; du Rhône et des mon­tagnes, avec de vieilles racines ita­liennes. Plus glo­ba­le­ment, je viens de tout ce qui m’a fait (lec­tures, films, expo­si­tions, ren­contres…) et sur­tout de tous ceux qui m’on fait : parents, pro­fes­seurs, amis – ano­nymes ou connus comme Jean Tin­guely, Fré­dé­ric Dard, Chris­tiane Sin­ger, Mau­rice Béjart, dont j’étais très proche ; Mat­thieu Ricard, Thierry Jans­sen, le pia­niste Marc Vella et bien d’autres, qui sont encore là.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
De la famille, des valeurs (morales, pas maté­rielles). Du «ciel», une cer­taine capa­cité de com­pré­hen­sion des gens et du monde, un esprit de dis­cer­ne­ment. Dit autre­ment, un mini­mum de «bon sens».

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Pour­quoi un et pour­quoi petit ? Ne rien faire. Prendre le temps, de temps en temps dans la jour­née. Ins­tants pré­cieux. Plus qu’un plai­sir, c’est un bon­heur, un luxe. Et/ou alors une bonne dose de cho­co­lat au lait.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?
Ce qui dis­tingue chaque être d’un autre : sa sin­gu­la­rité, failles et qua­li­tés comprises.

Com­ment définiriez-vous votre approche de la matière ?
Orga­nique ; aussi bien dans mes pein­tures que dans mes sculp­tures. Un peu ani­miste aussi !

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Le visage de ma mère, sublime ; et les images reli­gieuses, aux murs, chez mes grands-parents.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Au-delà des lec­tures de la petite enfance, mes pre­miers sou­ve­nirs mar­quants sont, dans le désordre et dans des genres très dif­fé­rents : « L’or » de Blaise Cen­drars, conseillé par ma mère ; « His­toire natu­relle de la vie éter­nelle – ou l’erreur de Roméo » et « His­toire natu­relle du sur­na­tu­rel », de Lyall Wat­son, trou­vés dans la biblio­thèque de mon père ;  “Flash ou le grand voyage”, de Charles Duchaus­sois, et “Fic­tions”, de Borges, que j’étais trop jeune pour com­prendre, tous deux trou­vés par moi-même.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Je lis beau­coup, mais relis peu. Chris­tiane Sin­ger, dont j’étais proche, est une des rares excep­tions. Ado­les­cent, j’ai relu et relu “Le mes­sie récal­ci­trant” (aujourd’hui réédité sous le titre “Illu­sions”), de Richard Bach, qui fut long­temps «le livre de ma vie».

Quelles musiques écoutez-vous ?
Aussi bien Frank Zappa que Phi­lip Glass ; Arvo Pärt que Yello ; Jon Lord (son album Sara­bande, de 1976, un chef-d’œuvre) que Per­go­lesi (son “Sta­bat Mater” en par­ti­cu­lier) ; Tom Waits que Haen­del (son Dixit Domi­nus) ; Goran Bre­go­vic ou Emir Kus­tu­rica & The No Smo­king Orches­tra que Mah­ler (sa Sym­pho­nie No 5). Et puis de la musique indienne tra­di­tion­nelle, Gains­bourg, Thié­faine, Arno, Ferré, Brent Lewis, Keith Jar­rett, Nino Rota pour Fel­lini, Pink Floyd, Klaus Schulze, Miles Davis, tout Wag­ner, le génial Rodolphe Burger…

Quel film vous fait pleu­rer ?
Aucun en par­ti­cu­lier dans son ensemble, mais une quan­tité innom­brable à la faveur d’une scène, d’une situa­tion, d’un dia­logue, voire d’une image. La beauté peut m’émouvoir aux larmes. Je suis très bon public «lacry­ma­le­ment» par­lant. Pour prendre un film rela­ti­ve­ment récent (2013), « La danza de la rea­li­dad » de Jodo­rowsky, des pas­sages entiers m’ont bou­le­versé rien que par leur esthé­tique.
Cela me fait pen­ser à Benny Hill qui, un soir que nous man­gions ensemble, me confiait qu’avant de s’engager avec une nou­velle com­pagne il lui mon­trait « Les lumières de la ville » de Cha­plin. Si elle ne pleu­rait pas, il n’allait pas plus avant dans la relation.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un gars de cinquante-quatre ans (en 2016) qui croit en avoir encore vingt, mais pas dupe de lui-même pour autant.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À per­sonne. J’ai tou­jours osé.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
L’Inde, fas­ci­nante et para­doxale, que je redé­couvre à chaque fois avec émer­veille­ment. L’île de Pâques aussi, où je suis allé – voilà un vieux rêve d’enfant ! – en 1992.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Les «cher­cheurs»; ceux qui osent, bous­culent (mais pas gra­tui­te­ment), ne font pas de conces­sions et se renou­vellent tout en étant cohé­rents. En d’autres termes, les «authen­tiques» qui ne se répètent pas. Et dont j’aime le tra­vail, l’univers, bien sûr. Pour ne pas reprendre cer­tains noms déjà évo­qués et pour me limi­ter à un seul exemple par dis­ci­pline, disons l’ami Pas­cal Auber­son en musique ; David Lynch pour le cinéma; Robert Rau­schen­berg dans les arts plas­tiques ; Peter Beard parmi les pho­to­graphes ; Vic­tor Hugo pour ne prendre que la lit­té­ra­ture fran­co­phone. Mais il y en a tant d’autres !

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un abon­ne­ment à vie au fes­ti­val Bur­ning Man, ren­contre artis­tique hors normes qui se tient chaque année dans le désert de Black Rock au Nevada.

Que défendez-vous ?
Je ne défends rien, mais si je devais le faire, ce serait la liberté, mais uni­que­ment asso­ciée au discernement.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Pas grand chose. Pour moi, c’est une for­mule, un bon «slo­gan» uni­que­ment. Cela dit, il faut abso­lu­ment lire l’excellent « Une sai­son chez Lacan » de Pierre Rey.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Woody Allen, je trouve cela amu­sant. Dans l’esprit du quo­ti­dien, où cela se pro­duit si sou­vent, c’est plu­tôt affli­geant. Rares sont ceux qui savent encore écou­ter l’autre.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
La sui­vante ! Plus sérieu­se­ment, peut-être celle que l’on me pose tous les jours, à savoir si j’ai un lien avec la fon­da­tion Pierre-Gianadda. Cela est même arrivé en Inde, au Pérou et au Bré­sil ! Merci de ne pas y avoir succombé.

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire;com, le 7 novembre 2017.

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