Voici offerte aux lecteurs l’occasion de plonger dans l’imaginaire métaphysique et poétique d’un auteur mauricien salué par de grands poètes
Les sortilèges d’un nouvelliste
Á sa mort, en 1969, Loys Masson recevait l’hommage fervent de Louis Aragon, de Pierre Emmanuel, de Max-Pol Fouchet et de Pierre Seghers, ses amis en poésie et compagnons de Résistance. On pouvait alors louer en ce Mauricien, cet oiseau des îles 1, un grand 2, un vrai poète, un ardent3. Le Temps, souvent cruel pour les Lettres, a très heureusement épargné l’œuvre de notre écrivain. Aujourd’hui encore, elle conserve intact son pouvoir d’évocation et d’envoûtement, nourrie d’un lyrisme puissant et singulier qui irrigue non seulement la production du poète de Délivrez-nous du mal (19424) ou d’Icare ou Le Voyage (19505), mais également celle du raconteur d’histoires, du conteur. On doit ainsi au Mauricien quelques beaux romans de la mer et de l’aventure hallucinante, selon l’expression de Marcel Girard6 qui correspond si bien à un livre tel que Les Tortues (19567), une pièce maîtresse dans l’œuvre8 du prosateur.
Toujours au catalogue du Marseillais André Dimanche qui a eu l’heureuse initiative de le rééditer en 19999, ce roman à l’écriture ensorcelante et aux images saisissantes entraîne le lecteur à bord de La Rose de Mahé pour un voyage au bout de l’enfer en compagnie d’un équipage de damnés. Ce qui commence comme l’aboutissement d’une longue chasse au trésor va en effet bien vite tourner au cauchemar et à l’épouvante lorsque la variole fait son apparition sur le bateau. Mais bien plus que la terrible maladie, c’est le Mal qui est à bord, incarné notamment par Bazire, l’ami des tortues10. Personnage inquiétant, passablement ambigu, tout à la fois merveilleux et comme monstrueux11, il apparaît bien vite au lecteur comme une figure satanique. On le verra ainsi exercer son emprise, proche de l’envoûtement, sur le héros-narrateur, attisant son appétit pour l’or, et le poussant à la trahison, au meurtre…
C’est de même sous le signe du Malin que se place l’œuvre de Masson nouvelliste, ainsi qu’en témoignent les deux récits aujourd’hui réédités par Éric Dussert, dans le cadre de sa collection de “L’Alambic“12. Si l’auteur délaisse volontiers dans ses fictions brèves l’univers de la mer13, il n’en témoigne pas moins, ainsi que dans Les Tortues, de son goût pour l’étrange, voire le fantastique. Á l’instar d’un de ses personnages, le docteur Jaspar, Loys Masson sait on ne peut mieux flairer l’extraordinaire14 derrière les apparences rassurantes du quotidien ; comme a pu le noter Charles Moulin, c’est tout un monde insolite et curieux, aux possibilités inhabituelles et imprévues, d’autant plus que l’on reste apparemment dans les normes connues de l’humain, qu[e] nous […] décrit15 l’auteur de récits courts.
Une nouvelle telle que “La Chose“16, qui valut à son auteur de recevoir à titre posthume le Prix Katherine Mansfield en 1971, constitue une parfaite illustration de la manière de Masson fantastiqueur, proche par certains côtés de la tradition anglo-saxonne17. Il s’agit d’une histoire de hantise particulièrement oppressante, celle du héros-narrateur qui, ayant quitté Paris pour un séjour solitaire et paisible dans l’Eure, va très vite se sentir traqué par une présence invisible, une Chose impalpable et cependant réelle18, évadée du néant. Au fil du texte et des interventions de la créature, le malheureux découvre, horrifié, qu’il s’agit sûrement d’une femme morte, issue d’un lointain passé. Un être jaloux, possessif, aux pouvoirs hypnotiques que le héros associe instinctivement à ceux du serpent, et qui cherche, par-delà le tombeau, à tenter ce mari fidèle dans la voie du péché. Voyage à la fois aux confins de la folie et dans le temps, ce récit s’impose également au lecteur comme une expérience métaphysique où il prend douloureusement conscience de l’existence effective du Mal sur terre. Á l’instar du personnage principal, on demeure à la fin de cette histoire obsédante étreint par un profond sentiment d’angoisse…
D’apparence plus fantaisiste, “Saint Alias“19 ne s’avère en fait guère plus rassurant. Ce long récit a pour cadre une petite ville de la campagne anglaise. Là va s’installer un certain M. Alias, prélude à d’étranges phénomènes. Accompagné de son fidèle Jessup, un chien noir, et parfois de son ami M. Astaroth, le nouveau venu va très vite se montrer indispensable à ses concitoyens. Doué de pouvoirs magiques, il permet à chacun d’accéder au bonheur, au point qu’on le prend volontiers pour un bienfaiteur, un saint. Il s’agit en fait du Démon en personne : comme il l’explique à son protégé, Matthew Kirby, on a tort de se figurer le Malin sous un aspect terrifiant :
Tu penses trouver un monstre avec des cornes et des pieds fourchus. Et tu as peur de lui. Mais à la vérité (c’est l’opinion des théologiens avertis) Satan peut être aussi bien une rose sans épines, un oiseau qui aurait une voix humaine […] ou bien un parfum, la matérialisation d’une nuit d’amour, un reflet de soleil sur un vieux château — et beaucoup d’autres choses très simples20 et apparemment inoffensives. Sous ses dehors de bonté personnifiée, M. Alias n’a en fait qu’un seul but : précipiter la ville dans la damnation, en excitant les penchants les moins avouables des habitants - envie, lucre, cruauté, luxure…
Composée sous forme d’une succession de courtes saynètes drolatiques, toute la nouvelle est parcourue d’éclats d’un rire noir21 et particulièrement grinçant, comme l’illustre le dialogue entre Alias et M. Grumby, le père d’un enfant qui vient juste de s’éteindre. Le personnage démoniaque propose son aide au père éploré, à condition que celui-ci fasse un choix : soit Alias ressuscite le défunt et assure à ce dernier une vie longue et heureuse, soit il procure aux Grumby un terrain longtemps convoité. Le géniteur n’aura aucune hésitation, et sacrifiera sans état d’âme son malheureux Joë, un si brave garçon à l’issue d’un raisonnement particulièrement cynique : Serait-il content de revivre ? Je crois la mort si douce […] et la vie est si difficile ! Non, vraiment, je suis sûr que Joë me reprocherait mon choix — cher Joë. Je choisis le terrain, monsieur Alias, je choisis le terrain. Et avec les guinées (Joë les aimait tant ! nous en déposerons une dans son cercueil) j’élèverai un splendide mausolée à mon enfant…22
Dans ce récit cruel, qui met à nu les noirceurs de la condition humaine, l’humour sombre de Loys Masson n’hésite pas à se nourrir de macabre. On songe ainsi aux sinistres amusettes d’Alias et Astaroth lors d’un joyeux repas : le premier fait apparaître un noyé tout gonflé déjà, le front blême ; quant au second, il fait surgir du néant un cercueil et le cadavre de Mary Noble qui bientôt se décompose, se met à bouillonner de larves23. Cette image morbide, qui rend compte de manière brutale de la fragilité de l’homme sur terre, sera prolongée à la fin du récit par la vision baroque, à la fois poétique et grotesque, de ces longs vers, joyeux comme pour un repas, port[ant] une lanterne à la queue24, qui, à l’aide d’échelles de brouillard, descendent des étoiles et se répandent dans la ville. Une invasion qui ne fait que préfigurer le désastre qui ne va pas manquer de clore cette nuit fantastique.
Au moment où l’on redécouvre timidement l’œuvre romanesque de Loys Masson, il est bon également de se remémorer l’auteur de nouvelles, ainsi que nous y invitent aujourd’hui les éditions de l’Arbre vengeur avec cette heureuse réédition. Une excellente occasion pour le lecteur de plonger au plus profond d’un imaginaire métaphysique et poétique, hanté par des visions belles et terribles, parfois déconcertantes, qui participent autant de la réalité que du rêve.
NOTES
1 — Aragon, “Mémoire, il n’est pas vrai”, Les Lettres françaises, Paris, n° 1307, 5 novembre 1969, p. 4.
2 - Pierre Emmanuel, “Á Loys Masson”, ibid., p. 5.
3 — Pierre Seghers, “Vieux frère”, ibid., p. 11.
4 — De larges extraits de ce recueil ont été rassemblés dans Charles Moulin, Loys Masson, présentation par Charles Moulin ; choix de textes ; bibliographie, portraits, fac-similés, Paris, Seghers, collection “Poètes d’aujourd’hui” n° 88, 1962, p. 93–126.
5 — Recueil de poèmes en prose réédité sous le titre Icare ou le soleil cassé (Toulouse, L’Éther Vague, 1996).
6 — Marcel Girard, Guide illustré de la littérature française moderne, nouvelle édition mise à jour, Paris, Seghers, 1968, p. 287.
7 — Loys Masson, Les Tortues, roman, Paris, Robert Laffont, 1956.
8 — Guy Goffette, “Tortues (Les)”, in Laffont-Bompiani (éd.), Le Nouveau dictionnaire des œuvres de tous les temps et de tous les pays, VI - Se-Zw, Paris, Robert Laffont, collection “Bouquins”, 1999, p. 7167.
9 - Également disponible chez le même éditeur, Le Notaire des Noirs (1961 ; rééd. 1999.)
10 - Selon le narrateur, il ne fait aucun doute que la tortue est une créature du Mal, plus encore que le serpent : Il y a du Satan en elle, et du pire : l’humilié, le fermé comme poing et pierre. Comparé à elle, le serpent lui-même est une bête “avouée”. (Loys Masson, Les Tortues, op. cit., p. 14.)
11 — Ibid., p. 125.
12 — Loys Masson, Saint Alias suivi de La Chose, préface d’Éric Dussert, Talence, Éditions de l’Arbre vengeur, collection “L’Alambic”, 2007. Le premier texte figurait à l’origine dans le recueil de quatre récits intitulé Saint Alias (Genève-Paris, Éditions des Trois collines, 1947), avant d’être intégré dans Des bouteilles dans les yeux, nouvelles précédées de Esquisse d’un portrait de Loys Masson par Claude Roy (Paris, Robert Laffont, 1970). On trouvait également dans cet ouvrage posthume la première parution en volume de “La Chose”.
13 - Sur les sept nouvelles réunies dans Des bouteilles dans les yeux, seule la dernière, “Le Capitaine Le Gall” (ibid., p. 293–360), participe du récit maritime, fondé sur le thème du Vaisseau fantôme, dans le sillage de certains récits d’Edgar Poe comme “Le Manuscrit trouvé dans une bouteille” ou Aventures d’Arthur Gordon Pym. Le premier de ces deux textes est d’ailleurs clairement évoqué dans la nouvelle (ibid., p. 357.)
14 - Ibid., p. 296.
15 - Charles Moulin, Loys Masson, op. cit., p. 59.
16 — Loys Masson, “La Chose”, Saint Alias suivi de La Chose, op. cit., p. 91–124.
17 - Présentant au lecteur Des bouteilles dans les yeux, Masson ne manque pas d’évoquer la proximité de ces textes avec la mouvante short story anglaise. (Loys Masson, Des bouteilles dans les yeux, op. cit., quatrième de couverture.)
18 — Loys Masson, “La Chose”, op. cit., p. 103.
19 - Loys Masson, “Saint Alias”, ibid., p. 19–88.
20 — Ibid., p. 47.
21 — Ibid., p. 80.
22 - Ibid., p. 75–76.
23 - Ibid., p. 54.
24 - Ibid., p. 81.
eric vauthier
Loys Masson, Saint Alias suivi de La Chose (préface d’Éric Dussert), Éditions de l’Arbre vengeur, coll. “L’Alambic”, 2e trimestre 2007, 134 p. — 11,00 €. |
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