Boris Zaïtsev (1881–1972) nous livre, à peine sorti des rêves obscurs de son pays, un court récit inquiet aux couleurs chatoyantes et perverses
Passions russes
Alors que nous nous sentons enveloppés de douceurs printanières, le souvenir d’Agraféna1 remonte à mes lèvres avec une saveur singulièrement amère et désenchantée. Peintre des troubles dangereux de la sensualité, Boris Zaïtsev (1881–1972) nous livre, à peine sorti des rêves obscurs de son pays, un court récit inquiet aux couleurs chatoyantes et perverses.
Figure de sphinx ou de sainte illuminée par de sinistres lueurs, Hécate sombre et fatidique, le personnage d’Agraféna projette une ombre néfaste autour de lui, celle d’un désir inassouvissable qui siffle au long des pages comme une vipère dans un nid de brindilles. En proie à un démon sensuel inextinguible, elle connaît tous les épouvantements et toutes les tentations charnelles avant de rencontrer Dieu. Obéissant à l’élan mystérieux de son sexe, elle s’acharne dans les ténèbres mentales, foulant les convenances, en violant la pudeur du jeune fils de ses maîtres, un adolescent qu’elle profane de toute l’ardeur dévorante de ses désirs. Rejetée, vieillie, rongée par les remords et la confusion, ayant renoncé à l’aveugle élan de ses sens, elle connaît alors l’ultime passion de Dieu et meurt en odeur de sainteté.
Une amoureuse et violente émanation parcourt tout le livre et se traduit dans les frémissements de la nature. La démarche narrative et le lyrisme de Boris Zaïtsev s’apparentent à l’Impressionnisme pictural ; l’auteur insuffle les sentiments et les pensées de son héroïne dans des paysages d’âme vibrants de spiritualité et de passion. Ainsi la jeunesse d’Agraféna, séduite par un mystérieux journalier, se déroule dans une atmosphère étrangement colorée et sensuelle. L’écrivain joue en maître de la lumière assourdie dans la futaie, de l’aveuglante clarté des champs baignés de soleil, de l’alanguissement des fins d’été qui annonce la fin d’un amour. Le magnétisme de la riche nature russe, la sève de la terre lui inspirent de poétiques visions dignes des tableaux de Valentin Serov (1865–1911).
On retrouve dans l’écriture de Zaïtsev les mêmes gammes de coloris subtiles et harmonieuses, le même dessin clair et précis, l’image de rustique et merveilleuse simplicité de la Jeune fille aux pêches (1887) et d’Octobre à Domotkanovo (1895). Le ruissellement des couleurs évoque aussi la peinture d’Ilya Repine (Sur l’accotement de gazon, 1876) et celle, vigoureuse et splendide, d’Isaac Levitan (Automne doré, 1895)2. Les angoisses, les rêves d’Agraféna s’exhalent des ombres bleues et veloutées du ciel, dans les tons brunis du crépuscule. Le poudroiement vert des rayons tamisés par les arbres, les clartés sereines des nuages ne sont là que pour sertir les moments rares de bonheur où les amants s’enlacent dans la chaude transparence du jour finissant, dans une odeur d’herbes fauchées. De même le ciel noir, la neige symbolisent les longues heures d’angoisse que connaît Agraféna sanglante de son amour3, la chaleur de l’été, le trouble équivoque du désir, la blanche nudité brûlante du fils de famille telle une statue de l’amour se profilant vaguement dans la nuit.
Énigmatique figure de la sainteté et de l’hystérie, Agraféna nous remplit d’une secrète angoisse et d’une rare puissance d’émotion comme l’image d’une Russie dangereuse, inconnue, ravagée par d’impossibles chimères.
NOTES
1 - Boris Zaïtsev, Agraféna (traduit du russe par Marie Leymarie), Éditions du Rocher coll. “Nouvelle”, avril 2006, 123 p. — 6,50 €.
2 - On retrouvera ces peintres et ces œuvres dans le très beau livre de Dmitri V. Sarabianov, L’Art russe du néoclassicisme à l’Avant-garde. Peinture, sculpture, architecture (traduit de l’anglais par Béatrix Blavier), Paris, Albin Michel, 1990, 319 p.
3 - Boris Zaïtsev, op. cit., p. 37.
delphine durand
Boris Zaïtsev, Agraféna (traduit du russe par Marie Leymarie), Éditions du Rocher coll. “Nouvelle”, avril 2006, 123 p. — 6,50 euros. |