Nouvel Inattendu du Castor Astral : des nouvelles de Georges Ribemont-Dessaignes, un surréal-dadaïste méconnu
Des nouvelles de Georges Ribemont-Dessaignes
En 1974, Sarane Alexandrian, dans son maître-livre Le Surréalisme et le rêve, appelait à redécouvrir l’œuvre romanesque de l’écrivain d’avant-garde Georges Ribemont-Dessaignes1, une œuvre que le critique n’hésitait pas à qualifier d’extraordinaire2. C’est un jugement dont on a pu vérifier la pertinence grâce aux éditions Allia, qui ont réédité entre 1988 et 1993 une partie de la production du romancier, donnant à lire ces grandes réussites de la fiction surréalisante que sont, entre autres, L’Autruche aux yeux clos (1924) et Céleste Ugolin (1926.) Brille également d’un éclat tout particulier Clara des Jours (1927), un court roman à la beauté si étrange, si troublante, qu’il est bien difficile de s’en détacher — il n’est qu’à lire l’incipit de ce récit où l’on découvre l’héroïne, enfant, jouant innocemment avec un couteau, un couteau à manche jaune. Une lame qui eût été bleue si elle n’avait pas été rouge, d’un rouge qui dessin[e] sur la table un serpent sans tête, tandis que gît, tout proche, sur le divan, le petit corps entrouvert de M. Xénophon3…
Cette poésie insolite, volontiers morbide, Georges Ribemont-Dessaignes l’a également exploitée dans ses nouvelles. Longtemps demeurées éparpillées dans des périodiques et divers collectifs, elles constituent un pan non négligeable de l’œuvre de notre auteur. En 1978, Jean-Pierre Begot avait déjà proposé un choix de récits brefs publiés entre 1924 et 19284. Aujourd’hui, Gilles Losseroy en donne en quelque sorte une suite, en même temps qu’il offre une vue plus large de la production du nouvelliste à travers un volume intitulé La divine bouchère5. Composé de douze nouvelles rédigées entre 1924 et 1947, dont certaines demeurées inédites jusqu’à ce jour, ce recueil riche en humour noir invite le lecteur à pénétrer un univers obsessionnel et féroce, hanté par la mort et la folie.
Dans la nouvelle qui donne son titre au recueil6, le lecteur découvre les mœurs singulières d’une bouchère qui, chaque nuit, reçoit les faveurs d’un amant différent dans sa boutique, au milieu des carcasses sanguinolentes des bêtes. Il s’agit ainsi pour la femme adultère de fuir l’aliénation que constitue la vie conjugale. Une évasion qui finira par apparaître elle-même aliénante pour la jeune femme, laquelle ne trouvera véritablement la liberté que dans le meurtre de son époux, seul moyen pour la bouchère de tuer tout désir en elle. Ce goût frénétique pour la liberté, poussé jusqu’à l’absurde de la démence, telle est, aussi, l’obsession de M. Oreste, héros du récit intitulé “Fou de sa liberté“7, qui finira ses jours interné dans un asile, victime de son idée fixe.
Véritable entreprise de sape systématique des apparences et des conventions, les nouvelles de Ribemont-Dessaignes sont autant de contes cruels et paradoxaux, provoquant chez le lecteur à la fois le rire et un sentiment profond d’angoisse existentielle. En cela elles participent pleinement de l’esprit Dada, et d’une forme radicale d’humour noir. Soudain, tous les repères qui nous rassurent dans notre rapport à ce que l’on nomme d’ordinaire le réel, vacillent et s’effondrent. Ainsi que le montre un texte comme “Intra et extra“8, rien ne différencie plus un fou d’un être sain d’esprit, un malade d’un aliéniste. Car, en définitive, dans l’établissement psychiatrique du Dr Solaire comme partout ailleurs dans la société, tout le monde est fou et ceux qui se croient les plus sains sont souvent les plus malades9. N’est-ce pas d’ailleurs là l’argument publicitaire de l’aliéniste pour attirer les clients, ou plutôt de nouvelles pièces à sa collection de fous ? Parmi ses pensionnaires, le Dr Solaire compte ainsi Amère, une jeune fille internée après avoir tué son fiancé d’un coup de ciseaux dans la gorge, ou bien Bela Mosé l’infanticide. De la rencontre de ces deux déséquilibrés naîtra forcément à la fin de la nouvelle un drame sanglant…
Irrespectueux de toutes conventions, Georges Ribemont-Dessaignes puise volontiers dans le patrimoine littéraire ou mythique pour mieux le subvertir. C’est ainsi qu’il propose avec “La Belle Alphonsine ou les triomphes de l’amour“10 de concilier une variation féroce autour de la légende de l’arche de Noé et une parodie acide de Roméo et Juliette - ici les deux familles irréconciliables ont pour nom Barbaque et Carcabe ! — tandis que “Oui et non ou la cage dans l’oiseau“11, histoire d’un homme tombé amoureux d’une boule de neige en forme de visage idéal, revisite de singulière manière le mythe de Pygmalion. De même, on évoquera “Le Bocal de poison rouge“12, roman-feuilleton en miniature dont la première partie constitue une savoureuse réécriture de “La Barbe-Bleue” de Perrault à la manière gothique… Le lecteur y suit les pas de l’innocente Annabelle, jeune épouse du très jaloux Simon Mardoch, comte de Lima y Astaroth, dans les sous-sols du ténébreux château de Mortemare. Dans ce décor d’épouvante, elle découvrira le terrible secret de son époux, prélude pour la jeune femme à de nombreuses et rocambolesques mésaventures…
Concluant un essai consacré à notre auteur, Franck Jotterand pouvait écrire en 1966 :
Dada voulait détruire ? Il a créé des œuvres, et parmi les plus séduisantes, celles de Georges Ribemont-Dessaignes.13
Les nouvelles réunies dans La Divine bouchère ne manquent pas d’illustrer avec bonheur ce propos. Á les lire aujourd’hui, on ne peut qu’être frappé par leur jubilatoire modernité, annonciatrices par bien des aspects — humour du noir le plus pur, esthétique du paradoxe, jeu subversif avec la littérature… — des fictions iconoclastes du surréaliste belge Marcel Mariën14.
NOTES
1 — Peintre, musicien, poète et romancier, Georges Ribemont-Dessaignes (1884–1975) sera un des principaux animateurs du groupe Dada à Paris, avant de se rallier au mouvement surréaliste dont il sera un membre marginal. On le verra également aux côtés des jeunes gens du Grand Jeu, qu’il n’hésitera pas à défendre face à André Breton, lors d’un procès fameux en mars 1929. Tout au long de son œuvre, il restera profondément marqué par l’esprit dadaïste.
2 - Sarane Alexandrian, Le Surréalisme et le rêve, 1974 ; réédition : Paris, Gallimard, collection “Connaissance de l’inconscient”, 1978, p. 391.
3 - Georges Ribemont-Dessaignes, Clara des Jours, 1927 ; réédition : Paris, Allia, 1991, p. 9.
4 - Georges Ribemont-Dessaignes, “Nouvelles”, Dada 2, 1978 ; réédition : Dada : Manifestes, poèmes, nouvelles, articles, projets, théâtre, cinéma, chroniques (1915–1929) ; nouvelle édition revue et présentée par Jean Pierre Begot, Paris, Éditions Ivrea, 1994, p. 119–180.
5 - Georges Ribemont-Dessaignes, La Divine bouchère, édition présentée par Gilles Losseroy, Pantin, Le Castor Astral, collection “Les Inattendus”, 2006, p. 283
6 - Georges Ribemont-Dessaignes, “La Divine Bouchère”, ibid., p. 17–32.
7 - Georges Ribemont-Dessaignes, “Fou de sa liberté”, ibid., p. 223–230.
8 - Georges Ribemont-Dessaignes, “Intra et extra”, ibid., p. 97–113.
9 - Ibid., p. 103.
10 - Georges Ribemont-Dessaignes, “La Belle Alphonsine ou les triomphes de l’amour”, ibid., p. 233–270.
11 - Georges Ribemont-Dessaignes, “Oui et non ou la cage dans l’oiseau”, ibid., p. 45–81.
12 - Georges Ribemont-Dessaignes, “Le Bocal de poison rouge. Roman-feuilleton”, ibid., p. 117–152.
13 - Franck Jotterand, Georges Ribemont-Dessaignes, présentation par Franck Jotterand ; choix de textes, inédits ; bibliographie, portraits, fac-similés, Paris, éditions Seghers, collection “Poètes d’aujourd’hui”, 1966, p. 93.
14 - Compagnon de René Magritte, de Paul Nougé et de Louis Scutenaire, Marcel Mariën (1920–1993) fut une des grandes figures du surréalisme bruxellois. Artiste plastique, cinéaste, scénariste, poète, auteur d’aphorismes, il a également donné d’admirables nouvelles, rassemblées pour l’essentiel en deux recueils : Figures de poupe (1979 ; réédition : Bruxelles, Didier Devillez Éditeur, 1996) et Les Fantômes du château de cartes (1981 ; édition augmentée : Bruxelles, Éditions Labor, collection “Espace nord”, 1993).
eric vauthier
Georges Ribemont-Dessaignes, La divine bouchère, Le Castor Astral coll. “Les Inattendus”, octobre 2006, 285 p. — 15,00 €. |
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