Á la fin du XIXe siècle, deux brillants écrivains italiens, peintres de mœurs et analystes des passions, explorent les méandres de la conscience humaine
Á la fin du XIXe siècle, deux brillants écrivains italiens, peintres de mœurs et analystes des passions explorent les méandres de la conscience humaine et les susceptibilités du cœur à travers deux recueils de nouvelles publiés par les soins des éditions de l’Arbre vengeur.
Nourri de la philosophie pessimiste de Schopenhauer, Italo Svevo (1861–1928) s’attache aux prodigieuses déperditions de force nerveuse des esprits fin-de-siècle taris par l’analyse. Sous l’influence de La Philosophie de l’inconscient de Hartmann (1877), des études de Ribot sur la personnalité (1885) et des premiers travaux de Freud, le roman européen se teinte alors de psychologie. L’œuvre de Svevo illustre la léthargie intérieure de ces êtres en proie à un immense dégoût de vivre, à une nausée intime si entière et si profonde qu’elle ne laisse place à rien d’autre dans leur cœur. L’écrivain semble regarder ses personnages à travers le dégoût saturé d’amertume qui baigne ses romans. Ainsi Emilio, le héros de Senilità (1898)1 dont le désir absorbe toutes les forces vives, se roule aux pieds d’une femme vautrée dans un abîme de déchéance. Déchiré par la prostitution de sa maîtresse et l’exécrable souillure de la chair, il se condamne à la solitude. Quant à Alfonso Nitti, le protagoniste d’Une vie (1892)2, il cherche en vain une chaleur de cœur qui lui fait défaut. Il est vrai que la jeune fille qu’il a séduite est une créature décevante parmi tant d’autres, prête à se donner à celui qui l’amusera une heure.
Atroce jusqu’à la torture, l’ivresse de la délectation morose possède ces êtres, douloureux, impénétrables. Objets de toutes les intuitions, incapables d’étreindre jamais une seule certitude, ils entrent dans une lutte où ils sont vaincus d’avance, renonçant alors à se débattre dans cette atmosphère vide et noire où ils étouffent. Les nouvelles qui composent L’Assassinat de la via Belpoggio exploitent la sombre et fixe présence d’une hantise jamais chassée. Giorgio, dans la nouvelle qui donne son titre au recueil3, chétif et désespéré, se heurte à cette énigme funeste qu’est le meurtre. Sous l’influence de la scène hideuse, obsédé par les réflexions de son esprit malade, écartelé entre la froide déduction et les hallucinations, il se rend à la police. De même le docteur Menghi qui pense avoir trouvé le secret de la vie allongée incommensurablement4, mais cette découverte ne suffira pas à le remplir de bonheur. Tant de ruse avec la vie, de surveillance de soi-même s’effacent devant le souffle absurde de la réalité. La douleur stérile et mortelle de vivre, la lassitude des personnages se fait sentir jusque dans “La Mère“5, où le protagoniste se refuse à sentir après avoir trop senti et trop souffert de l’absence d’amour maternel.
La fameuse idée fixe des personnages de Svevo se retrouve dans Vertiges de l’amour d’Edmondo de Amicis (1846–1908) - auteur redécouvert depuis quelques années grâce aux efforts passionnés d’Olivier Favier6 : deux récits brefs où les imaginations folles de la passion se déchaînent. Histoires étranges convulsées par les pires orages romantiques mettant en scène des femmes follement éprises, caressant les chimères d’amour et restant innocentes à côté du fleuve de feu du désir et de la folie. L’auteur se plaît à évoquer les élans, les effusions, la folle jalousie et l’ombrageuse tristesse de deux amoureuses sur un fond de tableau presque sinistre, un morne horizon embrasé. “Manuel Menendez“7 est une “espagnolade” somme toute assez fade — une fadeur relevée d’une pointe de sang - à côté de “Militona” (1847) de Théophile Gautier, de La Femme et le pantin (1898) de Pierre Louÿs, ou encore de La Marquesita (1902) de Jean-Louis Talon qui brûlent de toutes les flammes des voluptés les plus inavouables. On y retrouve la belle Espagnole aux amours ensanglantées qui, despotique, injuste, implacable, pousse son amant à la mort. Quant à l’héroïne de “Carmela“8, devenue folle sous la fatale influence de la passion, elle réussit à se faire aimer par un jeune officier en jouant sur les cordes trop sensibles du désir et retrouve la raison miraculeusement. On peut regretter certaines pudeurs sentimentales voilant hypocritement la belle animalité des héroïnes. Qu’on ne s’y trompe pas, il y a chez de Amicis de violents accès de volupté, l’ivresse charnelle se mêlant à un attendrissement coupable, presque mortifère et sadique, la passion dissimulant la violence native du sexe.
La sombre gaîté de Svevo décrivant l’humanité abominable, son humour à froid voisine à merveille avec la singulière tristesse d’Edmondo de Amicis. La sensibilité frémissante, le fond obscur et trouble, l’épouvante instinctive devant la vie du premier contrastant avec les minauderies espagnoles, la frénésie sensuelle du second. Ce sont là deux aspects d’une même poétique fin-de-siècle, deux miroirs parallèles où se confronte quelques-uns des aspects méconnus de la littérature italienne.
NOTES
1 - Italo Svevo, Senilità, 1898 ; roman traduit de l’italien par Paul-Henri Michel, 1960 ; réédition : Paris, Le Livre de Poche, 1975.
2 - Italo Svevo, Une vie, 1892 ; traduit de l’italien par Georges Piroué, 1973 ; réédition : Paris, Gallimard, L’Imaginaire, 2001.
3 - Italo Svevo, “L’Assassinat de la Via Belpoggio”, L’Assassinat de la Via Belpoggio et autres nouvelles (traduit de l’italien par Dino Nessuno), Talence, L’Arbre vengeur, 2004, p. 5–54.
4 - Italo Svevo, “Le Spécifique du Docteur Menghi”, ibid., p. 82.
5 - Italo Svevo, “La Mère”, ibid., p. 135–146.
6 - Olivier Favier a notamment traduit De la guerre (Mille et une nuits, “La Petite Collection”, 2004), Sur l’océan (Payot, 2004) et Le Livre est sorti (Farrago, 2005).
7 - Edmondo de Amicis, “Manuel Menendez”, Vertiges de l’amour, (traduit de l’italien par Lise Chapuis et Thierry Gillybœuf), Talence, L’Arbre vengeur, coll. “Selva Selvaggia”, 2005, p. 11–46.
8 - Edmondo de Amicis, “Carmela”, ibid., p.49–108.
delphine durand |