La fiction dans ce livre devient moins l’objet d’une analyse du genre qu’une manière d’aborder la poétique en mettant à mal les oppositions vers et prose, roman et poème. Loin d’une visée franco-francophone et sous l’égide entre autres de Kafka, Wittgenstein, Chrétien de Troyes et bien d’autres, le philosophe montre comment la littérature est une monstration du monstre sous forme d’un je « dressant, haussant, hissant un visage de parole à la hauteur du monde ou d’un interlocuteur ».
Ce montreur prend diverses images : celle du Vilain comme celle du chevalier. Comme si l’auteur craignait d’être à simple hauteur d’homme. Ou afin que son je lumineux parle dans une solitude qui énonce un « Je ne vous vois pas, bonnes gens ; la parole est aveugle et — Rabelais le souligne — je ne peux vous voir ».
Drogi montre combien tout auteur cultive l’éloignement. Il veut parler « chevalier » plutôt que de parler « homme ». A Calogrenant qui pense le livre « juste », il oppose une dissémination langagière, une collision qui fait du même de la langue un autre. De la parole commune jaillit une autre plus singulière « parole par et pour l’amour du sans parole » que magnifièrent autant Rabelais que Kafka, ces chevaliers puissants qui surent ramener l’homme sinon à sa merde du moins à son animalité.
C’est donc quand le texte semble bégayer qu’il parle le mieux, car il s’engage au “sein de l’humanité, comme homme, c’est-à-dire en tant qu’indéfini, en tant que rien”. Si bien que son « je parle » dépasse l’homme qui lui-même l’écrit comme si les mots par eux-mêmes avaient un effet magique. Dès lors, du sein de la fiction ne s’énonce pas la fin de la poésie mais son recommencement. Si bien sûr on ne se limite plus à entendre dans le mot fiction le simple roman tel qu’il est devenu. Si l’on excepte néanmoins ceux qui la dépassent : Beckett, Guyotat, Novarina par exemple qui ne font pas de différence entre prose et poésie.
La littérature permet donc de faire parler le présent au passé non pour s’y confiner mais afin de lutter contre les catastrophes à venir et de manière plus probante que celle dont Pierre Bayard se faire la gorge chaude dans son dernier essai (Editions de Minuit). Il existe donc dans ces essais une forme d’adoubement à une chevalerie de la littérature.
Drogi la ressource aux textes premiers de diverses cultures. Ils prouvent combien la « dimension de la fiction » opère sur la « plasticité de nos représentations » afin de produire des suites de manifestations poétiques de ce qui ne se pensait pas encore et qui laisse à l’humanité la chance de sa survie voire de sur-vie ici même, ici bas.
jean-paul gavard-perret
Pierre Drogi, Fiction : la portée non mesurée de la parole – sept essais, Passage d’Encres, coll. Trace(s), Guern, 2016, 118 p. — 18,00 €.