Pierre Drogi, Fiction : la portée non mesurée de la parole

De la lisière du sens

La fic­tion dans ce livre devient moins l’objet d’une ana­lyse du genre qu’une manière d’aborder la poé­tique en met­tant à mal les oppo­si­tions vers et prose, roman et poème. Loin d’une visée franco-francophone et sous l’égide entre autres de Kafka, Witt­gen­stein, Chré­tien de Troyes et bien d’autres, le phi­lo­sophe montre com­ment la lit­té­ra­ture est une mons­tra­tion du monstre sous forme d’un je « dres­sant, haus­sant, his­sant un visage de parole à la hau­teur du monde ou d’un inter­lo­cu­teur ».
Ce mon­treur prend diverses images : celle du Vilain comme celle du che­va­lier. Comme si l’auteur crai­gnait d’être à simple hau­teur d’homme. Ou afin que son je lumi­neux parle dans une soli­tude qui énonce un « Je ne vous vois pas, bonnes gens ; la parole est aveugle et — Rabe­lais le sou­ligne — je ne peux vous voir ».

Drogi montre com­bien tout auteur cultive l’éloignement. Il veut par­ler « che­va­lier » plu­tôt que de par­ler « homme ». A Calo­gre­nant qui pense le livre « juste », il oppose une dis­sé­mi­na­tion lan­ga­gière, une col­li­sion qui fait du même de la langue un autre. De la parole com­mune jaillit une autre plus sin­gu­lière « parole par et pour l’amour du sans parole » que magni­fièrent autant Rabe­lais que Kafka, ces che­va­liers puis­sants qui sur­ent rame­ner l’homme sinon à sa merde du moins à son animalité.

C’est donc quand le texte semble bégayer qu’il parle le mieux, car il s’engage au “sein de l’humanité, comme homme, c’est-à-dire en tant qu’indéfini, en tant que rien”. Si bien que son « je parle » dépasse l’homme qui lui-même l’écrit comme si les mots par eux-mêmes avaient un effet magique. Dès lors, du sein de la fic­tion ne s’énonce pas la fin de la poé­sie mais son recom­men­ce­ment. Si bien sûr on ne se limite plus à entendre dans le mot fic­tion le simple roman tel qu’il est devenu. Si l’on excepte néan­moins ceux qui la dépassent : Beckett, Guyo­tat, Nova­rina par exemple qui ne font pas de dif­fé­rence entre prose et poé­sie.
La lit­té­ra­ture per­met donc de faire par­ler le pré­sent au passé non pour s’y confi­ner mais afin de lut­ter contre les catas­trophes à venir et de manière plus pro­bante que celle dont Pierre Bayard se faire la gorge chaude dans son der­nier essai (Edi­tions de Minuit). Il existe donc dans ces essais une forme d’adoubement à une che­va­le­rie de la lit­té­ra­ture.
Drogi la res­source aux textes pre­miers de diverses cultures. Ils prouvent com­bien la « dimen­sion de la fic­tion » opère sur la « plas­ti­cité de nos repré­sen­ta­tions » afin de pro­duire des suites de mani­fes­ta­tions poé­tiques de ce qui ne se pen­sait pas encore et qui laisse à l’humanité la chance de sa sur­vie voire de sur-vie ici même, ici bas.

jean-paul gavard-perret

Pierre Drogi, Fic­tion : la por­tée non mesu­rée de la parole – sept essaisPas­sage d’Encres, coll. Trace(s), Guern, 2016, 118 p. — 18,00 €.

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