Poétesse prodige du Surréalisme dès l’âge de 14 ans, Gisèle Prassinos vient de publier un recueil de nouvelles envoûtant
L’univers inquiétant
de Gisèle Prassinos
À l’âge de 14 ans, Gisèle Prassinos fût sans aucun doute une des plus belles révélations du Surréalisme des années 30. Découvert par son frère, le peintre Mario Prassinos, et Henri Parisot, salué par Paul Eluard et André Breton, le génie visionnaire de cette “femme-enfant” s’exprime alors dans des poèmes et des contes bizarres nés des hasards et des désespoirs d’une plume juvénile trempée dans l’inconscient cruel d’une Alice plongée dans le Pays des cauchemars. Dans ses textes surréalistes, composés essentiellement entre 1934 et 1944 selon une technique d’écriture automatique ou semi-automatique, la jeune poétesse en effet aime à peupler son univers, volontiers onirique, de créatures charmantes, apparemment rassurantes, avec une prédilection pour les petites filles et les animaux étranges aux drôles de couleurs ; mais bien souvent la merveille tourne à l’horreur, le rose au noir, entraînant les personnages de ces petites histoires traversées souvent d’images sanglantes vers la mort ou le morcellement du corps1. Lorsque, après être passée par le roman2, Gisèle Prassinos renouera avec la forme brève, c’est surtout dans la nouvelle qu’elle œuvrera, d’abord avec Le Cavalier, ouvrage encore marqué de manière sensible par son inspiration surréaliste puis, bien plus tard, après la mort de Mario, avec trois volumes publiés chez Flammarion : Le Verrou et autres nouvelles (1987), La Lucarne (1990) et La Table de famille (1993).
Avec ces derniers recueils, l’impression d’évoluer dans un cadre irréel qui prédominait dans les contes surréalistes tend à s’estomper au profit d’un ancrage plus profond, plus précis dans le quotidien. Nulle histoire de petite maison qui s’éloigne en sautillant3 ou de jeune fille vivant dans une chambre engloutie sous les eaux4 dans ces nouvelles des années 80–90, mais au contraire un univers qui d’emblée semble très ordinaire, d’une grande banalité. Pourtant, peu à peu le réel, sous ses dehors lisses, rassurants, se fissure et les récits de Gisèle Prassinos bascule[nt] vers autre chose5, ouvrent sur des abîmes troublants, inquiétants : un autre temps, un autre pays, celui de l’angoisse6. Pour la nouvelliste, qui se sent proche notamment de l’Argentin Julio Cortázar, il s’agit clairement de déranger7 son lecteur en le plaçant, à travers les personnages de son histoire, au centre d’une crise8 qui débouche fréquemment sur l’étrange ou le fantastique. On en veut pour preuve “La Réplique” extraite de La Lucarne9, où l’on fait connaissance avec Elsa. Mère dévouée pour son cher Adrien-Paul, elle découvre un jour que son fils lui a été subtilisé et remplacé par une réplique, une sorte d’acteur parfaitement ressemblant, imitant à la perfection l’enfant mais qui, Elsa en est certaine, est un autre. Dès lors la folie s’empare du ménage et Elsa se retrouve à la fin du récit dans un asile où elle s’escrime à accoucher du “véritable” Adrien-Paul…
Après une période de plus de quinze ans de silence éditorial entrecoupé de quelques heureuses rééditions, dont celle, dernièrement, du Visage effleuré de peine chez Zulma, Gisèle Prassinos nous revient avec un très beau recueil qui s’inscrit dans la lignée de ceux publiés chez Flammarion, si ce n’est toutefois que la part de fantastique dans l’inspiration de la nouvelliste s’est sensiblement amoindrie, sans pour autant complètement disparaître10. En témoigne ainsi “La Psyché“11, histoire de l’emprise subie par la narratrice de la part d’une femme qui va peu à peu lui ressembler, devenir son double et s’approprier sa personnalité, sa volonté et ses forces vitales. Il arrive ainsi un moment où Louise s’aperçoit avec frayeur qu’elle est en train de devenir l’ombre d’elle-même, tandis que Louise bis ne fait que prospérer physiquement et intellectuellement : je maigrissais, me vidais, j’étais languide et ma faiblesse approuvait tout sans me consulter.12 Pour se débarrasser d’un double aussi dangereux, l’héroïne-narratrice du récit devra non seulement s’isoler une longue période de son “amie” que l’on devine d’essence surnaturelle, mais également tomber enceinte, substituant à l’emprise d’une sorte de vampire celle d’une autre forme de parasite : l’enfant qu’elle porte en elle.
À travers cette nouvelle, Gisèle Prassinos illustre deux des principaux thèmes développés dans La Mort de Socrate et autres nouvelles — l’emprise d’un être maléfique, et les rapports étranges au sein de la famille. Dans le premier cas, on songe notamment au “Mendiant“13, sorte de fable contemporaine sur le mode absurde et cruel. Un écrivain voit un jour ses habitudes littéraires gênées par la présence persistante d’un clochard face à la fenêtre de son lieu d’écriture. Insensiblement, l’homme de lettres, afin de pouvoir à nouveau sacrifier à son art, va s’efforcer d’amadouer le mendiant en lui offrant d’abord de la nourriture, une chambre d’hôtel, et même son propre toit. Le mendiant accepte de s’installer chez son bienfaiteur, et va, peu à peu, prendre sa place.
Quand Gisèle Prassinos met en scène les rapports qui unissent parents et enfants, elle se révèle souvent tout aussi féroce, notamment lorsque, comme dans “Ceux du train“14, elle montre avec beaucoup d’ironie Marcel et Georgette se réjouir que Jacques, leur fils de 13 ans, ait assassiné le directeur de son établissement scolaire : l’adolescent est arrêté, mais les parents sont aux nues car cette fois leur patronyme est imprimé sur la feuille en toutes lettres. […] Leur garçon ne les a-t-il pas fait distinguer du commun ? 15. Une même joie animera le couple lorsque Sylvie, leur chère fille, parviendra enfin à se vendre à un riche armateur grec :
Peut-on imaginer l’ébaudissement, l’enivrement de nos minus qui avaient prévu ce moment dans la carrière de leur fille avec une patience inébranlable et sans rien exiger d’elle ?16
Dans un autre registre, plus proche du fantastique, “Le Petit homme“17 peut également se lire comme une variation sombre autour du thème des liens familiaux. À travers ce récit, l’auteur donne vie à Pascal, un facteur névrosé persuadé que la mort de sa mère, alors qu’il n’avait que 11 ans, était un leurre. Dès lors, il n’a qu’une seule idée en tête, retrouver sa génitrice. Hélas, chaque fois qu’il croit la reconnaître et qu’il tente de l’aborder dans la rue, il n’a en retour qu’indifférence ou mépris. Un jour enfin, tandis qu’il fait sa tournée, il a soudain une impression de vide qui annonce sûrement la fin de sa quête :
C’est alors qu’apparaît dans une allée, venant du fond du jardin, la dame. Il la voit. Elle a des cheveux blonds aux boucles courtes. […] Dans la tête de Pascal, un cri : “Maman !” Il l’entend, pour lui c’est un signe.18
Un signe qui, hélas, sera fatal au malheureux…
Comme déjà dans les précédents recueils de Gisèle Prassinos19, la mort et la souffrance occupent ici une place essentielle, même si la nouvelliste ne cultive pas systématiquement le registre sombre, ainsi que l’illustre par exemple “La Petite annonce“20, nouvelle légère et souriante mettant en scène un homme qui réussit à soigner son angoisse du silence en se constituant, grâce à une annonce passée dans un journal, un véritable petit harem. Mais un tel récit ne fait que souligner et même renforcer l’ironie grinçante du précédent, “La Santé de Léonard“21. On y fait la connaissance d’un homme qui, pendant de très longues années, a vécu dans la maladie et la douleur, recevant en retour l’attention et les soins du personnel d’un hôpital. Monsieur Léonard finit par guérir de ses maux physiques, mais, de retour à son domicile, tombe très vite dans une grave dépression que ne parvient pas à enrayer la bonne volonté de Thérésa, sa gouvernante. L’homme connaîtra bien un sursaut de vitalité, mais ce sera dans le seul but d’organiser sa délivrance. Il se jette ainsi sous les roues d’une voiture dans le seul but de retourner à l’hôpital avec une profonde déchirure de la hanche gauche, […] deux fractures du fémur et du bras correspondants, sans compter les orteils qu’il faudrait sectionner et une large coupure du cuir chevelu qui saignait abondamment22 — bref, selon les calculs de Léonard, de quoi lui assurer une fin de vie heureuse dans le cocon infirmier.
Dans “La Santé de Léonard”, on peut voir un bel exemple de l’humour noir de Gisèle Prassinos qu’André Breton rapprochait volontiers de celui de Swift et de Sade23, tout comme dans “Quoi ?“24, nouvelle dans laquelle une famille entière va inlassablement poursuivre de manière exclusive, systématique, quasi obsessionnelle “quelque chose” d’insaisissable et d’inconnu. Ce n’est que face au cadavre de Dora, son épouse, que le père de famille pourra enfin identifier le but de sa quête :
C’est vrai, nous ne savions pas ce que cherchions mais nous l’avons trouvé : mort et solitude. Notre destin est sous mes yeux et dans mon corps.25
Ce corps que, dans son absurde et inlassable recherche, l’homme n’aura pas épargné, lui infligeant dans la plus complète indifférence une horrible mutilation au cours d’un accident malvenu26 — on appréciera ici le cruel euphémisme, de même que le détachement ironique du récit qui suit, parfaite illustration du ton caractéristique de la manière de l’écrivain :
Un soir, comme je rentrais seul chez moi par le métropolitain, j’étais si impatient […] que je manquai la marche du wagon à l’arrêt et me retrouvai coincé à la hauteur de la hanche gauche dans l’écart qui la séparait du quai. J’entends l’alarme et puis plus rien. Je me réveille dans un lit d’hôpital, une jambe en moins, le bassin enveloppé jusqu’à l’estomac de compresses et de bandes élastiques […].28
Avec La Mort de Socrate et autres nouvelles, on voit combien l’œuvre post-surréaliste de Gisèle Prassinos prolonge, du moins par certains aspects, sa production “automatique”. Ainsi retrouve-t-on ces images fantasmatiques de mort et d’amputation qui nourrissaient en profondeur les contes surréalistes de l’écrivain, et ce même si dans ce dernier recueil la dimension strictement onirique peut paraître moins évidente — comme si pour Gisèle Prassinos le recours au rêve, subi ou provoqué, n’était plus nécessaire pour (faire) accéder à l’insolite, souvent cauchemardesque, du quotidien. Il suffit parfois, comme c’est le cas pour Blanche dans “Le Carrefour“29, d’observer avec trop d’insistance par la fenêtre de son appartement donnant sur un immeuble en vis-à-vis pour surprendre une faille infime dans le rationnel : le manège solitaire d’un homme qui de toute évidence n’existe pas, ou n’existe plus. Face à une telle expérience, l’héroïne du récit ne peut se défendre d’une vague inquiétude qui ne manque pas d’étreindre aussi, de manière insidieuse, le lecteur. Et c’est sur la fuite libératrice de Blanche et un illusoire retour à la normalité que s’achèvent à la fois la nouvelle, et ce recueil envoûtant.
NOTES
1 - Cf. Jacqueline Chénieux, “Gisèle Prassinos disqualifiée disqualifiante” in Roger Borderie & Michel Camus, La Femme surréaliste, Obliques, Nyons, Borderie, n° 14–15, 1977, p. 207–215.
2 — Comme elle a pu le confier à Madeleine Cottenet-Hage, Gisèle Prassinos, grande lectrice de romans, n’a pas pour autant le souffle d’un romancier. (Propos de Gisèle Prassinos recueillis par Madeleine Cottenet-Hage in “Rencontre avec Gisèle Prassinos”, Europe n° 777–778, janvier-février 1994, p. 162.) Et l’écrivain d’affirmer quelques années plus tard, à l’occasion d’un entretien avec Aleksandra Kroh : J’estime que je ne suis pas une romancière, je ne suis pas faite pour ça. (Propos de Gisèle Prassinos recueillis dans, Aleksandra Kroh, “En ellipses et en bâtons de chaises… Entretien”, Brèves. Actualité de la nouvelle, Villelongue d’Aude, L’Atelier du Gué, n° 53, automne 1997, p. 16.) Toutefois, on aurait tort de se priver du pur plaisir que procure la lecture d’œuvres romanesques telles que Le Visage effleuré de peine (1961) ou Le Grand repas (1966).
3 — Gisèle Prassinos, “Deux mendiants” (1935), Trouver sans chercher (1934–1944), Flammarion coll. “L’Âge d’Or”, 1976, p. 113–114.
4 — Gisèle Prassinos, “Drame d’eau” (1935), ibid., p. 176–179.
5 — Propos de Gisèle Prassinos recueillis dans Madeleine Cottenet-Hage, “Rencontre avec Gisèle Prassinos”, Europe n° 777–778, janvier-février 1994, p. 162.
6 — Gisèle Prassinos, “Gisèle Prassinos” in : Claude Pujade-Renaud & Daniel Zimmermann (sous la direction de), 131 nouvellistes contemporains par eux-mêmes, Levallois-Perret, Manya/Festival de la nouvelle de Saint-Quentin, 1993, p. 244.
7 — Propos de Gisèle Prassinos recueillis dans Madeleine Cottenet-Hage, “Rencontre avec Gisèle Prassinos”, Europe n° 777–778, janvier-février 1994, p. 163.
8 — Ibid.
9 — Gisèle Prassinos, “La Réplique”, La Lucarne, Flammarion, 1990, p. 18–27.
10 — En 1994, après la publication de La Table de famille, Gisèle Prassinos annonçait à Madeleine Cottenet-Hage : je sens que je m’éloigne du fantastique, de l’étrange — quoique l’étrange subsiste un peu. (Propos de Gisèle Prassinos recueillis dans Madeleine Cottenet-Hage, “Rencontre avec Gisèle Prassinos”, Europe n° 777–778, janvier-février 1994, p. 162.)
11 - Gisèle Prassinos, “La Psyché”, La Mort de Socrate et autres nouvelles, HB Editions, 2006, p. 27–34.
12 — Ibid., p. 33.
13 — Gisèle Prassinos, “Le Mendiant”, ibid., p. 79–91.
14 - Gisèle Prassinos, “Ceux du train”, ibid., p. 35–57.
15 - Ibid., p. 51.
16 — Ibid., p. 54.
17 — Gisèle Prassinos, “Le Petit homme”, ibid., p. 59–66.
18 — Ibid., p. 65–66.
19 - Que l’on pense ainsi, dans La Table de famille, à la nouvelle qui donne son titre au recueil, ainsi qu’à “Douze milliards d’années” ou bien à “Mourir”.
20 — Gisèle Prassinos, “La Petite annonce”, ibid., p. 121–127.
21 — Gisèle Prassinos, “La Santé de Léonard”, ibid., p. 107–120.
22 - Ibid., p. 120.
23 — Cf. André Breton, “Gisèle Prassinos” in André Breton (sous la direction de), Anthologie de l’Humour noir, [édition définitive : 1966], réédition : Livre de Poche “Biblio”, 1991, p. 432.
24 — Gisèle Prassinos, “Quoi ?”, La Mort de Socrate et autres nouvelles, op. cit., p. 67–78.
25 - Ibid., p. 77.
26 — Ibid., p. 72.
27 — Ibid.
28 — Gisèle Prassinos, “Le Carrefour”, op. cit., p. 129–139.
eric vauhtier
Gisèle Prassinos, La Mort de Socrate et autres nouvelles, HB Editions, 2006, 141 p. — 15,00 €. |
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