L’enfer n’est pas les autres, entretien avec la photographe Laly Picon

Très tôt et grâce à la pho­to­gra­phie Laly Picon est par­ve­nue à désen­coi­gner la part de silence en elle. Depuis, ses pho­to­gra­phies ne sont jamais des reliques mais des dépo­si­tions et des rele­vés poé­tiques. Ils sont l’indice d’un monde “tel qu’il est” dans sa misère et indif­fé­rence mais dont l’artiste témoigne par la beauté. Ses por­traits à la com­mi­sé­ra­tion pré­fèrent la recréa­tion d’un ter­ri­toire habité non par des fan­tômes mais des doubles qui sont donc  des mêmes et non des autres. Plus que la réso­lu­tion du secret, l’œuvre déve­loppe la perte ques­tion­née à tra­vers la pho­to­gra­phie. L’artiste cultive l’errance pro­gram­mée dans un tra­vail men­tal propre à l’apparition d’une sen­so­ria­lité particulière.

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le fait d’avoir réussi à faire d’une pas­sion un métier ; c’est ce qui per­met d’être pas­sion­née tout les jours un peu. Chaque matin, je savoure cette chance. Je me lève parce que j’attends beau­coup de la vie, parce que je sais qu’elle est courte et que je ne vou­drais rien rater. Je ne vis pas que pour la photo, il est très impor­tant pour moi d’être entou­rée de mes amis. La photo ce n’est pas pour moi le moyen de « pro­lon­ger l’instant » ; un beau sou­ve­nir n’a pas à être enre­gis­tré. Je ne vis pas le doigt sur l’objectif ; avec la photo je cherche plu­tôt à créer qu’à repré­sen­ter. Comme un peintre uti­lise ses pin­ceaux, moi je joue avec les lumières pour mon­trer ce que les autres ne regardent pas. Oui, cela me motive, ce métier, mal­gré le stress, la peur, la com­pé­ti­tion : une véri­table passion.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je dirais plus ou moins réa­li­tés, puisque j’ai com­mencé à me pas­sion­ner pour la pho­to­gra­phie à l’âge de 8 ans. Mon père ne devait se dou­ter de rien quand il m’a donné un vieux jetable mais je me suis tel­le­ment amu­sée avec… Les leçons du mari de ma nour­rice, qui était aussi pho­to­graphe, ont je crois cris­tal­lisé cette envie de deve­nir pho­to­graphe ; c’est donc une sorte de rêve que je vis. J’essaie de tou­jours d’écouter la petite fille que j’étais, de res­ter proche de ce regard, de cette inno­cence là. Il ne man­que­rait plus que le prince charmant !

A quoi avez-vous renoncé ?
Aux maths.

D’où venez-vous ?
Je suis née à Ypres en Bel­gique mais je viens défi­ni­ti­ve­ment de Calais. J’ai grandi dans une ville qui fait aujourd’hui débat, devenu syno­nyme de catas­trophe huma­ni­taire et sociale. Pour moi, cela a été avant tout un ter­rain de jeu unique. J’y ai des sou­ve­nirs, des bons et des mau­vais et cela m’a per­mis de déve­lop­per une vision par­ti­cu­lière ; ce qui n’est pas beau au pre­mier abord peut être très pho­to­gé­nique Je pense aussi que cela m’a per­mis de déve­lop­per une conscience sociale que d’autres pho­to­graphes stu­dios n’ont pas. Quand je montre la misère je veux la rendre digne ; je n’ai pas de tabou par rap­port à cela, et je ne pré­tends pas infor­mer mais don­ner à voir plus loin que les idées reçues.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
C’est une ques­tion un peu pater­na­liste, non ?

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Quand le temps le per­met, quand j’ai l’occasion d’en profi­ter, je pars à la plage avec un livre. C’est un vrai plai­sir de lire un cha­pitre seule, les pieds dans le sable et au loin le bruit de la mer. Plus sim­ple­ment, un long bain chaud me trans­porte aussi !

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?
Je sais pas trop ce qui me dis­tingue, je ne me débrouille pas trop mal avec les lumières, la retouche mais c’est peut-être mon rap­port aux modèles. J’ai besoin d’être avec eux, je prends au-delà de la pose du temps pour faire connais­sance. Pour moi, cela fait par­tie de la sin­cé­rité d’une démarche. Je ne fais pas du repor­tage parce que c’est le sujet du moment, mais parce que le sujet me touche : je reven­dique une approche sub­jec­tive de l’actualité. Mon tra­vail avec les réfu­giés à Calais est dif­fé­rent des cli­chés des jour­na­listes ; je ne cherche pas à infor­mer mais à dénon­cer. Ce sont des inten­tions dif­fé­rentes. Dans un pre­mier temps, je cherche à redon­ner de la dignité à mes modèles, à les rendre beaux : c’est une prise de posi­tion. Je m’éloigne du réel mais c’est pour mieux inter­ro­ger le spec­ta­teur, inter­ro­ger le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Pour­quoi nous sommes-nous habi­tués à la lai­deur, à cette misère ?

Com­ment définiriez-vous votre approche du por­trait et du pay­sage ?
J’ai de façon assez géné­rale une approche de por­trai­tiste ; le dia­logue avec le modèle est pri­mor­dial à mes yeux. Prendre quelqu’un en photo, gérer une équipe c’est un tra­vail par­ti­cu­lier mais c’est celui que j’affectionne. Si j’aime contem­pler un pay­sage, ou regar­der une photo de pay­sage, je ne me sens pas atti­rée par ce sujet. Je n’ai pas l’impression d’avoir quelque chose à expri­mer par rap­port à cela.
Bien qu’ordinairement la photo d’architecture soit appa­ren­tée à la photo de pay­sages, pour moi il s’agit d’autre chose. Il y a la trace de l’homme et pour moi au même titre que le por­trait il y a son visage. J’aime la symé­trie d’un bâti­ment, la manière dont il réagit avec son envi­ron­ne­ment. La moder­nité d’une archi­tec­ture est très pho­to­gé­nique. Il y a une grande dif­fé­rence entre la réa­lité et ce que sug­gèrent les pho­tos ou maquette : plas­ti­que­ment, c’est très riche.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Je me rap­pelle d’une expo­si­tion sur­tout, celle d’Antoine d’Agata au Bal en 2013 qui réunis­sait toutes ses pho­tos à même le mur, comme une seule image exem­plaire. En terme esthé­tique et moral, je lui dois tout même si je voue éga­le­ment une pro­fonde admi­ra­tion à George Rousse.

Et la pre­mière lec­ture ?
« Le racisme expli­qué à ma fille » de Tahar Ben Jel­loun ; je pense que tout est dit dans le titre mais il ne faut pas s’arrêter là. C’est un livre néces­saire, pas seule­ment une défi­ni­tion sen­sible mais une leçon qu’il fau­drait faire lire par­tout; on ne peut plus res­ter à fer­mer les yeux.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Vrai­ment de tout, mais je pré­fère évi­ter les musique tristes qui me plongent dans de pro­fonds états mélan­co­liques. J’aime tout ce qui donne envie de dan­ser, ce qui me donne l’impression d’être tou­jours en été.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
J’ai adoré « Jusque dans nos bras ” d’Alice Zeni­ter que je n’hésite pas à relire en boucle, tel­le­ment je le trouve fort. « Mer­cure » d’Amélie Nothomb, est aussi un livre qui m’a hanté ; il me rap­pelle une par­tie de mon ado­les­cence où je l’ai beau­coup par­couru ; je ne lis pas beau­coup mais par obsession.

Quel film vous fait pleu­rer ?
Je ne connais per­sonne qui ne soit pas mis à pleu­rer devant « La vie est belle » de Roberto Beni­gni. Je sais bien qu’il a fait polé­mique à sa sor­tie et qu’il n’est pas des mieux consi­dé­rés mais j’apprécie cette façon, que cer­tains qua­lifient de légère, de trai­ter des sujets graves. Il faut ame­ner d’une manière ou d’une autre le public à regar­der l’intolérable ; je crois que c’est ce qui fait la puis­sance, la beauté de ce film.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Moi et beau­coup de complexes.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A ces grands pho­to­graphes que je place dans mon Pan­théon. J’aurais tel­le­ment à apprendre d’eux mais je n’ose pas leur poser ces milles et une ques­tions tech­niques avec les­quelles je dois me débrouiller. J’aimerais les remer­cier pour l’inspiration qu’ils me donnent et en même temps avoir la chance de tra­vailler avec eux, de les assis­ter pour com­prendre ce qui me manque. Mais je n’ose pas, par peur qu’ils disent non, de ne pas rece­voir de réponses…

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Paris encore et tou­jours ! Pour moi, Paris c’est des papillons dans l’estomac. Tout s’y impro­vise, tout peut s’y créer ; je crois que je m’y sens libre. C’est la ville de l’amour, de l’art, de la photo et de la fête. J’ai beau y vivre, je ne m’en lasse pas, et le mythe n’en est pas moins fort ! J’ai tant de sou­ve­nirs et j’en aurai encore d’autres.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Je suis dans la lec­ture de « Just kids » de Patti Smith en ce moment et même si je ne l’ai pas ter­miné je me recon­nais beau­coup dans son auto­bio­gra­phie pour son rap­port à l’art et sa façon d’aimer que l’on sent d’ailleurs dans ses chan­sons. Par rap­port aux auteurs, je dois éga­le­ment citer Alice Zeni­ter, au tra­vers éga­le­ment de son auto­bio­gra­phie elle m’a beau­coup mar­quée pour son rap­port à la jus­tice, son rap­port à l’autre, au métis­sage. La liste pour autant ne serait pas com­plète sans Peggy Sirota dont j’envie le car­net d’adresse, la tech­nique et la car­rière ; il n’y a qu’à regar­der ses photos.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
J’aime bien que mes amis cherchent eux-mêmes leurs cadeaux, en rap­port avec un sou­ve­nir com­mun ou ce qu’ils connaissent de moi et j’aime bien être sur­prise alors je ne dirai rien ! Mais je ne suis pas contre un Range-Rover.

Que défendez-vous ?
La jus­tice et la liberté. Je suis assez lucide pour me rendre compte que l’égalité n’est pas pos­sible mais à défaut d’être égal on peut-être juste. J’aimerais pou­voir me sen­tir libre , ne pas devoir me conver­tir à des codes sociaux pour plaire. Mais il y a trop de papiers à rem­plir, de cases dans les­quelles il faut ren­trer, pour se sen­tir libre. Je sais que je ne suis pas la plus à plaindre face à l’administration mais là encore où se niche l’inégalité…

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je suis tota­le­ment en accord avec la pre­mière par­tie de la phrase mais j’espère que la seconde n’est pas tou­jours vraie… Par­fois l’amour peut être réci­proque, non ?

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ? »
Que c‘est une cita­tion très optimiste.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
En trois mots : « Êtes vous heureuse ? »

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 3 octobre 2016.

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