Au fil des conversations avec Charbonnier, Merleau-Ponty reste le philosophe engagé dans le monde politique et social. Il témoigne de l’expérience de la revue « Les Temps modernes », de la genèse de la phénoménologie, de sa passion pour la littérature et les arts, mais aussi de ses réflexions sur la psychanalyse ou de son regard sur l’Afrique à la veille des indépendances et de son compagnonnage avec Sartre.
Refusant de voir en l’autre « l’enfer », revendiquant l’adversité comme approfondissement de la réflexion, Merleau-Ponty n’est pas le prototype de l’homme que Sartre a incarné dans La Nausée et qui enferme autrui dans ses déterminations. Quoique le citant à plusieurs reprises, Merleau-Ponty est le contraire d’un Sartre. Il pense le passé (philosophique ou non), jamais pour le rejeter brutalement, mais pour comprendre le présent. D’où ses « dialogues » incessant en un éventail des plus larges (de Spinoza, Mallarmé, Valéry, Stendhal, Marx jusqu’à Proust, Gide, Cézanne) pour renouveler une présence au monde où l’homme serait délivré — du moins tant que faire se peut — de son angoisse, sa solitude et ses erreurs de perceptions intellectuelles, sensorielles, culturelles.
De Merleau-Ponty est retenu bien sûr « l’engagement » mais chez lui le progrès de la conscience (ce qu’il nomme avec raison « la conscience de ») passe aussi par le dialogue. Lequel permet la précision d’une phénoménologie de la perception centrée sur l’autre.
Plus que simple conversation, ces textes illustrent une philosophie « in progress » où la parole (qui reste pour lui un mystère), le langage stabilisent la pensée à mesure que les dialogues se poursuivent en ce qui est bien plus qu’une combinaison d’idées. Le philosophe y souligne la proximité entre le texte philosophique et le texte littéraire, la philosophie et l’action sans les confondre. Et l’auteur de préciser que si lutter contre le rationalisme est nécessaire, « il s’agit de savoir au profit de quoi cette lutte est poursuivie ».
Le philosophe ne confond pas son travail avec celui de l’homme d’action. L’engagement philosophique ne revient pas à trancher mais à cultiver le doute. Sans quoi le pas est vite franchi entre une pensée et une doxa. Les entretiens le prouvent. L’auteur n’y cherche pas à vulgariser sa pensée mais à la préciser loin de toute simplification ou démagogie. Merleau-Ponty ne flatte jamais : il explique une pensée qui « ne définit et ne préconise pas une valeur sans la mettre à l’épreuve des situations concrètes dans lesquelles elle est destinée à se manifester ».
En ce sens, l’auteur est l’anti-platonicien par excellence : il ne donne pas une vérité ; il ne cesse de la chercher pour éclaircir le chaos en mettant des mots sur l’inexprimable.
jean-paul gavard-perret
Maurice Merleau-Ponty, Entretiens avec Georges Charbonnier et autres dialogues, 1946–1959, avant-propos et annotations de Jérôme Melançon, Verdier, Nice, 2016, 448 p. — 24,00 €.
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