Maurice Merleau-Ponty, Entretiens avec Georges Charbonnier et autres dialogues, 1946–1959

L’art de la philosophie

Au fil des conver­sa­tions avec Char­bon­nier, Merleau-Ponty reste le phi­lo­sophe engagé dans le monde poli­tique et social. Il témoigne de l’expérience de la revue « Les Temps modernes », de la genèse de la phé­no­mé­no­lo­gie, de sa pas­sion pour la lit­té­ra­ture et les arts, mais aussi de ses réflexions sur la psy­cha­na­lyse ou de son regard sur l’Afrique à la veille des indé­pen­dances et de son com­pa­gnon­nage avec Sartre.
Refu­sant de voir en l’autre « l’enfer », reven­di­quant l’adversité comme appro­fon­dis­se­ment de la réflexion, Merleau-Ponty n’est pas le pro­to­type de l’homme que Sartre a incarné dans La Nau­sée et qui enferme autrui dans ses déter­mi­na­tions. Quoique le citant à plu­sieurs reprises, Merleau-Ponty est le contraire d’un Sartre. Il pense le passé (phi­lo­so­phique ou non), jamais pour le reje­ter bru­ta­le­ment, mais pour com­prendre le pré­sent. D’où ses « dia­logues » inces­sant en un éven­tail des plus larges (de Spi­noza, Mal­larmé, Valéry, Sten­dhal, Marx jusqu’à Proust, Gide, Cézanne) pour renou­ve­ler une pré­sence au monde où l’homme serait déli­vré — du moins tant que faire se peut — de son angoisse, sa soli­tude et ses erreurs de per­cep­tions intel­lec­tuelles, sen­so­rielles, culturelles.

De Merleau-Ponty est retenu bien sûr « l’engagement » mais chez lui le pro­grès de la conscience (ce qu’il nomme avec rai­son « la conscience de ») passe aussi par le dia­logue. Lequel per­met la pré­ci­sion d’une phé­no­mé­no­lo­gie de la per­cep­tion cen­trée sur l’autre.
Plus que simple conver­sa­tion, ces textes illus­trent une phi­lo­so­phie « in pro­gress » où la parole (qui reste pour lui un mys­tère), le lan­gage sta­bi­lisent la pen­sée à mesure que les dia­logues se pour­suivent en ce qui est bien plus qu’une com­bi­nai­son d’idées. Le phi­lo­sophe y sou­ligne la proxi­mité entre le texte phi­lo­so­phique et le texte lit­té­raire, la phi­lo­so­phie et l’action sans les confondre. Et l’auteur de pré­ci­ser que si lut­ter contre le ratio­na­lisme est néces­saire, « il s’agit de savoir au pro­fit de quoi cette lutte est poursuivie ».

Le phi­lo­sophe ne confond pas son tra­vail avec celui de l’homme d’action. L’engagement phi­lo­so­phique ne revient pas à tran­cher mais à culti­ver le doute. Sans quoi le pas est vite fran­chi entre une pen­sée et une doxa. Les entre­tiens le prouvent. L’auteur n’y cherche pas à vul­ga­ri­ser sa pen­sée mais à la pré­ci­ser loin de toute sim­pli­fi­ca­tion ou déma­go­gie. Merleau-Ponty ne flatte jamais : il explique une pen­sée qui « ne défi­nit et ne pré­co­nise pas une valeur sans la mettre à l’épreuve des situa­tions concrètes dans les­quelles elle est des­ti­née à se mani­fes­ter ».
En ce sens, l’auteur est l’anti-platonicien par excel­lence : il ne donne pas une vérité ; il ne cesse de la cher­cher pour éclair­cir le chaos en met­tant des mots sur l’inexprimable.

jean-paul gavard-perret

Mau­rice Merleau-Ponty, Entre­tiens avec Georges Char­bon­nier et autres dia­logues, 1946–1959, avant-propos et anno­ta­tions de Jérôme Melan­çon, Ver­dier, Nice, 2016, 448 p. — 24,00 €.

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