Quand le poète se fait homme plus qu’âme
Charles Racine a très vite renoncé aux illusions d’une quelconque « gloire » littéraire pour se consacrer à un travail d’introspection qui le conduisit loin de l’égotisme, vers une confrontation avec les forces premières : la clarté et l’ombre, le tellurique et l’aquatique dans la poursuite de l’invisible ; l’indéterminé là où formes et matières jouxtent le chaos mais s’en échappent. Il faut donc à la poésie un paradoxal « absence de rapport » défini par Minkowski afin de casser une proximité avec les surfaces du réel et les réalités quotidiennes. Rien de plus difficile : le poète risque en effet de perdre pied et de s’aventurer moins même sur l’hypothétique que sur des vaticinations . Elles courent le risque de devenir farcesques à leur « corps » défendant comme à celui des poètes.
Refusant à la poésie un statut générique ou mythique, Charles Racine lui assigna la fonction de côtoyer le néant pour voir ce qui se fomente à ses frontières en refusant toute sécurité d’un logos plus ou moins « théologique ». En ce sens, son approche fonctionne sur les mêmes ressorts que ceux de l’œuvre de Bataille. Mais un Bataille expurgé de sa dimension sacrée. Refusant de classer, ranger d’un côté l’ordinaire de l’autre ce qui lui fait face, Racine créa un mixte en un éloge de la « dépense » (là encore Bataille n’est pas loin).
L’œuvre reste âpre presque insondable : pour preuve, elle n’est évoquée par la critique qu’avec parcimonie. Un tel monde d’implosions sourdes où divers souffles se mêlent propose des basses ondes. Elles n’ont rien d’impressionnistes. Le regard du poète, aussi physique que mental, s’y tourne vers le dehors comme vers le dedans. La sensation échappe à la pure émotion comme les mots au logos. L’actualité est plus fougères et rochers qu’écumes de l’époque.
Entre silence et fracas l’œuvre trouva une voie qui n’eut rien de médiane. Les nuages firent les mots, et ceux-là créent aujourd’hui encore une matière composite, le transfert de divers ordres. « Je me souviens d’une identité véritable qu’il composait, où figurait un rocher » disait de lui Christian Guez-Ricord pour souligner l’originalité d’une œuvre de subversion où mots et choses interagissent dans le creuset de la langue. Se retrouve ici son cheminement entre les années 40 jusqu’à la fin des années 60. Loin de toutes doctrines ou parapets théoriques, seul un désir de comprendre anime cette poésie du souffle. S’y crée sans cesse un équilibre fruit du hasard et de la nécessité. Racine ne cherche pas à tout placer sous le contrôle de la rationalité mais il refuse tout autant l’approximation spiritualiste. Preuve que ce qu’on nomme maturité n’est pas forcément ce qu’on croit.
Il faut laisser au langage et à ses espaces une possibilité de lâcher leurs brides pour évider les rêves sinon de repérage du moins de totalisation. Le poète s’y fait homme plus qu’âme. Il accepte non seulement sa part d’animalité mais de végétal et de minéral. D’où cet exercice de lenteur qui ne pouvait qu’échapper à la productivité poétique. Celle-ci fait feu de tout bois même d’un détritique surtout lorsqu’il se drape d’absolu.
Racine ne restera que ce qu’il ne put être : un marginal.
jean-paul gavard-perret
Charles Racine, Y a-t-il lieu d’écrire ?, Oeuvres II, édition établie par Frédéric Marteau et Gudrun Racine, Notice éditoriale, Frédéric Marteau, éditions Grèges