Bernard Edelman, Essai sur la vie assassinée. Petite histoire de l’immortalité — Rentrée 2016.

L’ (in)humanité 2.0

La ques­tion posée par ce court mais dense essai de Ber­nard Edel­man tra­verse, à juste titre, toute l’histoire des repré­sen­ta­tions et de la phi­lo­so­phie : à l’heure du tout tech­no­lo­gique et des flux d’information deve­nus la réa­lité même, com­ment confé­rer encore un sens à la vie du sujet ? Les pro­grès en cours en matière de bio­lo­gie appli­quée et de nano­tech­no­lo­gie n’invitent-ils pas à pen­ser l’abandon du corps, de la maté­ria­lité phy­sique, des désirs qui leur sont cor­ré­lés et l’entrée sans coup férir dans une huma­nité 2.0 (désor­mais pen­sée en capa­cité de sto­ckage de data) qui ne serait rien d’autre, foin de toute onto­lo­gisme sur­anné, qu’une immor­ta­lité en phase avec la réa­lité vir­tuelle der­nier cri ?
Assez longue, ce qui ne veut pas dire qu’elle est fas­ti­dieuse, la ques­tion reçoit une réponse qui l’est tout autant sous la plume plu­ri­dis­ci­pli­naire de Ber­nard Edel­man. Car si trois auteurs de réfé­rence sont rapi­de­ment mobi­li­sés – Rous­seau, Kant, Sade – pour faire front à (ou consta­ter) l’insoutenable, l’auteur sait pui­ser à d’autres eaux afin d’alimenter sa réflexion dia­chro­nique et concep­tuelle : le poète Bau­de­laire, les roman­ciers Houel­le­becq avec La pos­si­bi­lité d’une île (pour l’épilogue) ou Bor­gès (Fic­tions), le rôle de la mémoire rap­pelé via Der­rida et le Phar­ma­kon de Pla­ton, et de manière plus sub­stan­tielle des experts en bio­lo­gie, en neu­ro­bio­lo­gie ou en psy­cho­lo­gie cog­ni­tive (on peut citer parmi d’autres Olli­vier Dyens, Ray­mond Kurt­weil, Sta­nis­las Dehaene, Richard Daw­kins etc.).

Si le livre se contente trop par­fois, sur telle notion ou tel concept, de mettre en avant une cita­tion en la pre­nant, du moins for­mel­le­ment, comme argu­ment d’autorité (ce qui confère à cet Essai sur la vie assas­si­née la dimen­sion d’une copie d’élève inache­vée dans son déve­lop­pe­ment argu­men­ta­tif, agra­vée qui plus est par les nom­breuse coquilles émaillant le pro­pos tout du long), il n’en reste pas moins que l’auteur a le mérite péda­go­gique, source de toute ému­la­tion pos­sible, de dres­ser en ces pages une car­to­gra­phie des pas­sages obli­gés pour qui vou­drait affron­ter la redou­table ques­tion au sein de tout sub-jectum de l’articulation cri­tique entre vie/mort, joie/souffrance, action/ennui.
La méca­nique par­fois trop bien hui­lée de l’utopie des post­hu­ma­niste se trouve ainsi mise à plat, en ce sens ex-pliquée, ce qui ne manque pas d’intérêt. Même si le sen­ti­ment demeure in fine que l’auteur confond sou­vent quan­tité et qua­lité et qu’à force de mul­ti­plier les sources il ne les inter­roge plus, ne les déploie plus en les scru­tant, le prisme de notre misé­rable condi­tion humaine est bien pré­senté dans son irré­fra­gable ten­sion vers une Sur­hu­ma­nité à la Nietzsche à même de récon­ci­lier, enfin, le corps vivant et la machine cybor­gi­sée, le cer­veau cos­mique et le mys­ti­cisme tech­no­lo­gique, au-delà des sem­pi­ter­nelles affres spatio-temporelles sem­blant le lot de chacun.

Parcou­rant à grands pas ce qui sépare le para­dis perdu de l’humanité aug­men­tée, Ber­nard Edel­man par­vient à mon­trer sans conces­sion, consé­quence de la conquête effec­tive de la vie éter­nelle, l’étonnant pay­sage qui se dres­se­rait devant le der­nier homme qui serait par­venu à vaincre la mort et dépas­ser ainsi, à ses risques et périls,  l’humaine condition.

fre­de­ric grolleau

Ber­nard Edel­man, Essai sur la vie assas­si­née. Petite his­toire de l’immortalité, Her­mann, sep­tembre 2016, 158 p. — 22,00 €.

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