Avec simplicité, clarté, concision Fabienne Jacob transforme la manière de « monter » sa fiction. Les thèmes majeurs de la romancière – l’image (photographique mais pas seulement), l’identité, le temps, les rapports familiaux et les enfants qui peuvent en découler — sont liés à la topographie du roman qui par retour reçoit une charge pertinente par rapport au tout venant fictionnel. Et ce, jusqu’en ce que les trois femmes disent parfois de manière énigmatique. La mère par exemple à propos de l’enfant que sa fille pourrait garder : « Celui-ci n’est pas mon horizon. Si Liv garde cet enfant, elle ne sera pas Nullepare elle n’aura nulle part où aller. Elle aura un quelque part ».
Sortant le roman de toute perspective proustienne, la recherche du temps perdu se fait ici dans l’avancée géographique et littéraire. Surgit une « modification » (hommage involontaire à la disparition de Butor) : « Irène voit à travers la vitre (d’une voiture de location qui a remplacé le train) un paysage qu’elle est la seule à voir ». Mais Fabienne Jacob ajoute l’essentiel (que Butor avait omis) : « Et pour cause, ce paysage est intérieur ». Preuve que rien n’est « stable » même si les réactions affectives et stimuli sociaux semblent se répéter.
C’est pourquoi à l’inverse du corpus totalisant ou compact l’auteur a choisi la succession de segments courts, de mémoires en fragments, de fragments de mémoire. Ils naviguent entre les assises du réel et les arêtes de l’imaginaire. Le lecteur est replongé au sein d’un temps fluctuant (à l’inverse du « temps pur » de Proust) dans une syntaxe rigoureuse où les moments et les lieux se déplacent ou se superposent entre passé, présent et futur. Tout l’atelier de la création est là, entre surgissements et remontées. Il existe sans doute des trous de mémoire mais ils sont compensés par un « autre endroit du corps que le cerveau ». Preuve que comme l’eau, les organes ont une mémoire.
Reste le rapport des deux femmes et de leur mère. Il demeure fixé par le sceau de l’inquiétude et — sinon du ratage — du moins de « l’à-côté », là où le vivace côtoie le lacunaire. Et quand une ombre se dissipe une autre apparaît. Forcément, ce qu’on nomme réalité perd sa stabilité. La — sinon disparition — du moins modification s’agence de manière subtile. Elle semble avoir été trouvée par la romancière de manière instinctive afin que passé et présent se pénètrent à la recherche du moi le plus profond. L’essence de la littérature (comme de la solitude qui la fonde) est mise à nu en un texte qui devient une cavatine aussi précise qu’allusive. La pudeur est là : Fabienne Jacob garde le silence sur les blessures qui n’intéressent qu’elle. Et ce, avec l’extrême précision des somnambules qui marchent sur les toits sans jamais tomber. Si bien qu’un lumineux éphémère s’installe face à la nuit.
jean-paul gavard-perret
Fabienne Jacob, Les séances, Gallimard, Paris, 2016, 144 p. — 15,00 €.
” Fabienne Jacob écrit toujours le même livre , mais je lirai encore le prochain ”
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