Un amour, un ami, un génie, x possibilités
Toute l’originalité ( et la difficulté) du roman de M. Bernard était de parvenir à installer le lecteur, à travers des bribes de sa vie, dans l’existence du peintre renommé Claude Monet – auquel on doit le genre impressionniste …et une longue liste de tableaux tous plus remarquables les uns que les autres.
L’auteur, délaissant la biographie classique, a donc fait le choix de trois courtes focales (sobrement intitulées « Frédéric », « Camille », « Claude ») qui lui permettent de présenter non pas l’intégralité de la vie de Monet mais du moins son essentielle intégrité (en particulier au regard des deux premières parties dédiées au peintre dont il était plus que proche, Frédéric Bazille, et à sa première femme, Camille Doncieux, le reste de l’opus se clôturant sur la fin de vie du peintre à Giverny bercée par ses rencontres avec Clemenceau, « le Tigre » et son obsession pour la reprise des tableaux monumentaux que sont les Nymphéas).
Moins que la personne Monet, qui a déjà fait l’objet de nombre d’études, ce qui intéresse Bernard, par delà l’écart entre la Commune et la Grande Guerre, tient plutôt à l’amour, à l’amitié, à la passion et à l’entêtement que cet artiste hors du commun déploie autour de lui dans ses relations avec autrui. Ainsi, assez curieusement, le roman débute par de magnifiques mais austères pages sur le décès de Frédéric Bazille devant les Prussiens en 1870, dont on se demande à vrai dire quel rapport il peut bien entretenir avec la création picturale de Monet (magistrale, la réponse viendra bientôt) puis il enchaîne avec la rencontre du modèle Camille, les années de vaches maigres et de disette (l’Angleterre, Argenteuil) avant l’installation dans le confort bourgeois. Certes, au passage, seront bien évoqués les autres grandes figures tutélaires de l’impressionnisme (Renoir, Sisley, Degas, Manet, Pissaro etc. ) mais c’est surtout l’intimité du sieur Monet que se complaît à décrypter, de sa plume la plus déliée et la plus soutenue, le romancier. (Au lecteur qui voudrait s’en convaincre, l’on proposera un exercice plaisant : consulter en ligne l’étude de Jean Richard sur Bazille ayant servi de support à la première partie du roman et se représenter ensuite l’exigeant travail littéraire qu’il faut ajouter à cette matière brute pour en faire une somme de pages aussi bien rédigées).
Un Monet confronté aux pires affres qui soient avec les images de Camille et de Frédéric : car si l’on peut à l’envi reprendre et reprendre encore sa toile, la corriger, l’amender, en rehausser tel détail ou en supprimer tel autre (et notre peintre ne s’en sera jamais privé tout du long de sa vie), un remords, plus féroce et tenace qu’un regret, ne se négocie pas. Enté sur l’irréversible, irradiant de sa face sombre, il ne s’éteint pas. Tout au plus peut-on le conjurer en lui conférant une forme autre, en l’in-formant, en le métamorphosant, tubes de couleur et monceaux de toile à l’appui.
Mis sous l’égide de quatre tableaux principaux (coup de maître : les autres toiles de Monet ne sont jamais mentionnées même si on les devine) servant de fil directeur, et reproduits en ces pages, le récit nous emporte dans ses méandres et ses circonvolutions, charriés par le modernisme naissant de Paris et ses banlieues, la fin étant déjà inscrite dans le commencement puisque la mort d’un premier peintre préfigure celle d’un autre. Au sens propre, la ré-volution est en marche, que ce soit celle de l’art que cisèle Monet dans ses divers ateliers ou celle d’une époque en train de transmettre le flambeau ou ce qui en tient lieu à la suivante (dans les deux cas, « on passe la main »).
Mais entre-temps, entre ces deux extrêmes se fait jour la toute-puissance du feu créateur : c’est parce qu’il aura sans cesse vu mourir à ses pieds les êtres qu’il chérissait le plus au monde, invite à penser Bernard, que Monet s’est autant donné, à cor et à cri, à la peinture. Et qu’il s’est battu jusqu’au bout, quasi aveugle, pour faire voir la douloureuse évidence de l’invisible même qui siège de manière substantielle au coeur de la moindre chose, fleur chahutée par le vent, cathédrale rongée par l’incendiaire folie humaine, magie de la neige nimbant une femme encapuchonnée au jardin…
Rarement roman poétique aura aussi bien montré la conjonction stellaire et esthétique (au sens premier grec de la “sensation”) entre ce que la lumière et une forme donnent, et ce qu’en saisit en retour, capacité sans pareille, l’oeil de celui qui, dépassant le voir, a appris de manière acérée à regarder.
Quand la vie primesautière rencontre la mort la plus grave, quand le chromatisme enfiévré heurte la dense surface des choses – qui résistent, quand la folie s’invite au bal de la raison et que la couleur fait la nique à la ténèbre, cela donne Deux remords de Claude Monet. Et c’est impressionnant.
frederic grolleau
Michel Bernard, Deux remords de Claude Monet, Éditions La Table Ronde, collection Vermillon, août 2016, 215 p. — 20,00 €.