Michel Bernard, Deux remords de Claude Monet — Rentrée littéraire 2016.


Un amour, un ami, un génie, x possibilités

Toute l’originalité ( et la dif­fi­culté) du roman de M. Ber­nard était de par­ve­nir à ins­tal­ler le lec­teur, à tra­vers des bribes de sa vie, dans l’existence du peintre renommé Claude Monet – auquel on doit le genre impres­sion­niste …et une longue liste de tableaux tous plus remar­quables les uns que les autres.
L’auteur, délais­sant la bio­gra­phie clas­sique, a donc fait le choix de trois courtes focales (sobre­ment inti­tu­lées « Fré­dé­ric », « Camille », « Claude ») qui lui per­mettent de pré­sen­ter non pas l’intégralité de la vie de Monet mais du moins son essen­tielle inté­grité (en par­ti­cu­lier au regard des deux pre­mières par­ties dédiées au peintre dont il était plus que proche, Fré­dé­ric Bazille, et à sa pre­mière femme, Camille Don­cieux, le reste de l’opus se clô­tu­rant sur la fin de vie du peintre à Giverny ber­cée par ses ren­contres avec Cle­men­ceau, « le Tigre » et son obses­sion pour la reprise des tableaux monu­men­taux que sont les Nym­phéas).

Moins que la per­sonne Monet, qui a déjà fait l’objet de nombre d’études, ce qui inté­resse Ber­nard, par delà l’écart entre la Com­mune et la Grande Guerre, tient plu­tôt à l’amour, à l’amitié, à la pas­sion et à l’entêtement que cet artiste hors du com­mun  déploie autour de lui  dans ses rela­tions avec autrui. Ainsi, assez curieu­se­ment, le roman débute par de magni­fiques mais aus­tères pages sur le décès de Fré­dé­ric Bazille devant les Prus­siens en 1870,  dont on se demande à vrai dire quel rap­port il peut bien entre­te­nir avec la créa­tion pic­tu­rale de Monet (magis­trale, la réponse vien­dra bien­tôt) puis il enchaîne avec la ren­contre du modèle Camille, les années de vaches maigres et de disette (l’Angleterre, Argen­teuil) avant l’installation dans le confort bour­geois. Certes, au pas­sage, seront bien évo­qués les autres grandes figures tuté­laires de l’impressionnisme (Renoir, Sis­ley, Degas, Manet, Pis­saro etc. ) mais c’est sur­tout l’intimité du sieur Monet que se com­plaît à décryp­ter, de sa plume la plus déliée et la plus sou­te­nue, le roman­cier. (Au lec­teur qui vou­drait s’en convaincre, l’on pro­po­sera un exer­cice plai­sant : consul­ter en ligne l’étude de Jean Richard sur Bazille ayant servi de sup­port à la pre­mière par­tie du roman et se repré­sen­ter ensuite l’exigeant tra­vail lit­té­raire qu’il faut ajou­ter à cette matière brute pour en faire une somme de pages aussi bien rédi­gées).
Un Monet confronté aux pires affres qui soient avec les images de Camille et de Fré­dé­ric : car si l’on peut à l’envi reprendre et reprendre encore sa toile, la cor­ri­ger, l’amender, en rehaus­ser tel détail ou en sup­pri­mer tel autre (et notre peintre ne s’en sera jamais privé tout du long de sa vie), un remords, plus féroce et tenace qu’un regret,  ne se négo­cie pas. Enté sur l’irréversible, irra­diant de sa face sombre, il ne s’éteint pas. Tout au plus peut-on le conju­rer en lui confé­rant une forme autre, en l’in-formant, en le méta­mor­pho­sant, tubes de cou­leur et mon­ceaux de toile à l’appui.

Mis sous l’égide de quatre tableaux prin­ci­paux (coup de maître : les autres toiles de Monet ne sont jamais men­tion­nées même si on les devine)  ser­vant de fil direc­teur, et repro­duits en ces pages, le récit nous emporte dans ses méandres et ses cir­con­vo­lu­tions, char­riés par le moder­nisme nais­sant de Paris et ses ban­lieues, la fin étant déjà ins­crite dans le com­men­ce­ment puisque la mort d’un pre­mier peintre pré­fi­gure celle d’un autre. Au sens propre, la ré-volution est en marche, que ce soit celle de l’art que cisèle Monet dans ses divers ate­liers ou celle d’une époque en train de trans­mettre le flam­beau ou ce qui en tient lieu  à la sui­vante (dans les deux cas, « on passe la main »).
Mais entre-temps, entre ces deux extrêmes se fait jour la toute-puissance du feu créa­teur : c’est parce qu’il aura sans cesse vu mou­rir à ses pieds les êtres qu’il ché­ris­sait le plus au monde, invite à pen­ser Ber­nard, que Monet s’est autant donné, à cor et à cri, à la pein­ture. Et qu’il s’est battu jusqu’au bout, quasi aveugle, pour faire voir la dou­lou­reuse évi­dence de l’invisible même qui siège de manière sub­stan­tielle au coeur de la moindre chose, fleur cha­hu­tée par le vent, cathé­drale ron­gée par l’incendiaire folie humaine, magie de la neige nim­bant une femme enca­pu­chon­née au jardin…

Rare­ment roman poé­tique aura aussi bien mon­tré la conjonc­tion stel­laire et esthé­tique (au sens pre­mier grec de la “sen­sa­tion”) entre ce que la lumière et une forme donnent, et ce qu’en sai­sit en retour, capa­cité sans pareille, l’oeil de celui qui, dépas­sant le voir, a appris de manière acé­rée à regar­der.
Quand la vie pri­me­sau­tière ren­contre la mort la plus grave, quand le chro­ma­tisme enfié­vré heurte la dense sur­face des choses – qui résistent, quand la folie s’invite au bal de la rai­son et que la cou­leur fait la nique à la ténèbre, cela donne Deux remords de Claude Monet. Et c’est impressionnant.

fre­de­ric grolleau

Michel Ber­nard, Deux remords de Claude Monet, Édi­tions La Table Ronde, col­lec­tion Ver­millon, août 2016, 215 p. — 20,00 €.

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